On dit que le degré d'humanité et de civilisation d'une nation maritime se mesurait volontiers au bon état de balisage des ses côtes. Le nouveau phare qui va s'élever à la pointe de Penmarc'h vaudra ainsi à la France quelque mérite. C'est, en effet, sur les pointes extrêmes du Finistère que les flots de l'Océan sont le plus furieux lorsque souffle la tempête; c'est là, sur des écueils lugubres et innombrables, que viennent se perdre le plus grand nombres de navires. Il faut donc louer Mme la marquise de Blocqueville, d'avoir eu la généreuse pensée d'honorer la mémoire de son illustre père, le maréchal Davout, prince d'Eckmühl, en léguant une somme importante pour la construction d'un phare puissant, dont les éclats tutélaires révéleront de loin aux marins, la présence des dangers de Penmarc'h

        Lorsque vous avez traversé en chemin de fer cette campagne verdoyante et pittoresque qui s'étend de Quimper à Pont l'Abbé, et que vous êtes descendu de wagon à cette station terminus, vous pouvez en une heure et demie vous faire conduire à la pointe de Penmarc'h. Dès que, ayant dépassé Plomeur et sa curieuse église, vous entendrez  venir de l'Anse de la Torche et du Trou de Talyverne le sourd grondement des flots, je doute que, en dépit des dolmens et des menhirs rencontrés çà et là, vous puissiez détournée de la mer votre pensée. Cette mer terrible, elle bat sans relâche le massif granitique dont le squelette pointe de toutes parts dans la plaine dénudée ; cette mer, ils en vivent et ils en meurent trop souvent, hélas ! les tristes propriétaires de ces filets verdâtres que vous voyez sècher, comme de longs voiles de deuil, à la porte des chaumières.

        La première barque qui s'aperçoit dans le lointain, balancée ou secouée au gré du vent, ne peut pas ne pas évoquer le souvenir poignant de ces tempêtes où risquent de sombrer, presque aussi vite l'un et l'autre, et l'humble bateau de pêche et le navire aux nombreux équipages.

        Aux yeux de tous les marins en péril, de quelque origine, de quelque nationalité qu'ils fussent, la marquise de Blocqueville a donc voulu faire luire une étoile directrice. Pensée noble et belle, pensée de patriotisme, et d'humanité à laquelle le gouvernement s'est associé en ajoutant aux 300.000 francs de la marquise, une somme égale : il ne fallait pas moins pour établir, à l'extrémité de la Presqu'île de Penmarc'h, entre Kérity et Saint Guénolé, en face de l'île de Nona, le feu électrique et puissant que l'on inaugure dimanche prochain, au mileu des réjouissances de la population maritime.

        Ce phare sera le plus puissant du monde ; je ne serais pas étonné que ce fût aussi le plus beau. Quand je le vis, au mois d'août dernier, vers le déclin du jour, sa silhouette se détachait sur le ciel sombre ; autant que des tons de bronze que prenait par endroits, sous le soleil couchant, la pierre grise de Kersunton, je fus émerveillé de voir se dresser si légère, au-dessus de la langue mélancolique, une masse si imposante : c'est que les proportions en sont tellement heureuses, les lignes tellement pures, que l'oeil ressent cette satisfaction délicate qui naît, en toutes choses, de la simplicité et de l'harmonie.

        Une tour à huit pans, haute de 64 mètres (257 marches), et dont la lanterne est entourée d'une balustrade de pierre : tel est le monument à la construction duquel ont donné tous leurs soins, depuis le commencement des travaux ( 18 septembre 1893), MM. Considère et Duperier, ingénieur en chef et ingénieur ordinaire du département, et M. Probesteau, conducteur principal des Ponts et Chaussées.

        Quatre ans  : le délai semble court lorsqu'on réfléchit aux difficultés de l'oeuvre et à l'importance du phare lui-même et de ses annexes naturelles, bâtiment des machines, maisons destinées aux mécaniciens, aux gardiens, sémaphore, télégraphe, etc...

        Le feu est à éclairs blancs, réguliers de cinq en cinq secondes, assurés par deux lampes d'un système nouveau, que sont prêtes à remplacer, en cas d'accident, trois autres lampes montées sur chariot. Leur portée lumineuse est de cent kilomètres. Une telle puissance, qui représente par temps clair 1 500 000 becs Carcel, et qui peut être portée au double par temps brumeux, est fournie par deux dynamos à courant alternatif, débitant ensemble 110 ampères et 90 volts.

        D'autre part, l'éclat du feu s'accompagne parfois dans la nuit, du long sifflement de la sirène, et celle-ci exige des organes divers : d'abord des réserves d'air comprimé, permettant au besoin le fonctionnement immédiat ; puis, deux locomotives de douze chevaux chacune, destinées à actionner le compresseur à air ; puis des citernes pour l'alimentation des ces machines, etc.

        Dans les moindres détails on a apporté le souci de la perfection. A tous égards, en vérité, ce phare est un modèle. L'ancien, auprès de lui, à cent mètres à l'ouest, n'a plus l'air que d'un colombier . Songez donc : Il date de 1835 et il n'a que 41 mètres !

        Et pourtant, tout le monde n'est pas satisfait. Les pêcheurs de sardines font au  nouveau feu ce reproche : il est de trop longue portée pour eux, qui se tiennent à proximité des côtes, dans une zone relativement restreinte. A leurs justes doléances, on a répondu en exhaussant de 13 à 18 mètres la tout qui s'élève, à un mille environ, sur le rocher Menhir, au milieu de courants redoutables.

        Là, dans un ingénieux appareil contenant une provision de pétrole, brûlera une mèche, dite  croûtée, qui n'exige d'entretien que tous les trois mois.

        Ainsi ont été réunis les marins de tout ordre dans un même sentiment de reconnaissance.

        Cette reconnaissance a, d'ailleurs, pris la la forme qui eût été la plus agréable à la marquise de Blocqueville. Non seulement le phare portera le nom de son père, le maréchal Davout, prince d'Eckmühl, mais dans ce salon d'honneur qui est immédiatement au-dessous de la lanterne, on a placé, sur un bloc de porphyre, et en regardant la mer, sentinelle vigilante, la statue du soldat héroïque et généreux dont le caractère peut être proposé en exemple à tous les hommes de devoir.

   Achille Laurent
Article extrait du magazine "A travers le monde" du 16 octobre 1897