Article paru dans le Gaulois du Dimanche numéro 215 daté 28 - 29 mars 1914 :

 

Prisonniers dans un phare.

 

Isolés du reste du monde, juchés au sommet d’une tour de pierre qui se dresse comme un défi à l’océan, les gardiens des phares mènent une existence que l’on ne peut comparer à aucune autre. 

Le voyageur perdu dans la forêt africaine ou dans la jungle asiatique ne ressent pas la même impression de solitude absolue. La vie grouille autour de lui. Les fauves, les reptiles, les oiseaux, cette faune innombrable des tropiques évolue et respire autour de lui. Le gardien du phare, perdu sur son roc, séparé des êtres vivants par des flots qu’une main toute-puissante et invisible semble agiter éternellement, le gardien du phare, par contre, est, de tous les humains, celui que menace le plus une neurasthénie incoercible et tenace. Suspendu entre ciel et terre, posé comme un oiseau de mer sur son perchoir de ciment armé, haut de plus de cent pieds, il vit pendant des semaines, des mois, des années, une vie contemplative, avec, pour distraction unique, la routine des feux dont il a la garde sacrée. Car les gardiens des phares sont les modernes Vestales des feux et des lumières dont l’entretien assure la sauvegarde des navires qui, la nuit, errent sur l’océan. De leur vigilance dépend le sort d’un vaisseau perdu dans la brume. Une négligence dans leur service, quelques minutes d’interruption dans le fonctionnement des lentilles, et c’est, par gros temps, le naufrage irrémédiable d’un steamer jeté sur les récifs. 

Bien qu’ils n’habitent jamais seuls dans leurs tours de pierre, on imagine ce que peut être le tête-à-tête de deux gardiens pendant les longues nuits d’hiver, alors qu’ils n’ont pour toute distraction que l’arrivée du canot qui, tous les cinq ou dix jours, vient les ravitailler. 

Le nettoyage des lentilles et du foyer lumineux, généralement au pétrole, dans les phares isolés, le graissage du mécanisme et la vérification quotidienne du mouvement d’horlogerie qui assure la rotation des écrans, pour les phares à éclipse, n’occupent les gardiens qu’une partie de la matinée. Le reste du jour est occupé à lire le paquet de journaux apporté par le canot, à suivre le mouvement des navires en mer, et à pêcher sur les rochers, en bas de la tour, quand le temps le permet. 

Mais lorsque les tempêtes des mois d’hiver approchent, les gardiens peuvent faire provision de patience et visser les écrous de sûreté sur la porte en fer. Le service du canot de ravitaillement sera désorganisé et les visiteurs ne quitteront la terre ferme que lorsqu’une accalmie permettra d’approcher le phare. 

Telle fut, cet hiver, la terrible situation des deux gardiens du phare du Wolf, sur la côte de Cornouailles, en Angleterre. Ce phare, un des plus importants de la côte méridionale, est séparé de la terre par plus de deux milles. Il est bâti sur un rocher et il est environné  de récifs, disséminés le long de la grève, qui, dès que la houle grossit un peu, rendent son accès extrêmement difficile. 

 

Vers le milieu de novembre, le jour même du ravitaillement, une tempête arrivait de l’Atlantique, signalée par les sémaphores. On se hâta d’empiler provisions et combustible en bas de l’escalier du phare, et les marins du canot s’empressèrent de mettre à la voile avant que la mer ne devînt par trop furieuse. 

Ils arrivèrent à terre une heure à peine avant que la tempête ne se déchaînât dans toute son intensité. Abrités dans leur tour, les gardiens du Wolf Lighthouse se félicitaient de leur chance et ils rangèrent leurs provisions, tandis que l’ouragan faisait rage. 

Dix jours passèrent. Le onzième, date fixée par le règlement pour le ravitaillement, les deux gardiens constatèrent que la mer grossissait avec la marée montante. 

-Le canot n’accostera pas aujourd’hui, dit l’un. 

-Bah ! ce sera pour demain ! répondit son compagnon sans s’inquiéter.   

Mais le canot ne peut être mis à la mer ni le lendemain, ni le surlendemain. Les deux gardiens en avaient vu bien d’autres ; ils ne s’émurent pas d’un retard de dix jours qui, bientôt, s’accrut du double. Ils s’ennuyaient un peu plus parce qu’ils étaient privés de nouvelles, mais ils ne concevaient nulle crainte. Pourtant, lorsque, le vingt et unième jour au matin, ils virent que les flots ne se calmaient pas, ils descendirent dans les caves du phare et constatèrent avec effroi qu’ils n’avaient plus que trois jours de vivres. 

-Faisons deux rations avec une…proposa le gardien-chef. Il faudra bien cependant qu’il y ait avant peu une accalmie ! 

Hélas ! Il se trompait, car pendant treize semaines son compagnon et lui furent enfermés dans le phare par une succession ininterrompue de tempêtes, d’ouragans et de coups de vent qui rendaient totalement impossible l’approche du canot sauveur. Ils connurent des heures effrayantes au sommet de leur tour de pierre ; ils entrevirent plus d’une fois le spectre de la faim qui les guettait le soir dans l’escalier obscur, alors que le vent mugissait furieusement entre les barres de fer du balcon. Toutes les tentatives avaient échoué. Les courageux marins, qui étaient plus d’une fois venus à leur secours, avaient dû rebrousser chemin à cent mètres du phare, de peur d’être brisés sur les rochers. Ce fut seulement le quatre-vingt-douzième jour qu’un va-et-vient put être organisé entre la base du phare et canot…Les gardiens étaient sauvés !

 

                                                                        Maurice d’Asseroy

 

 

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