AR-MEN

Phare sur la chaussée de Sein

(département du Finistère)

 

 

 

TRAVAUX EXTRAORDINAIRES

 

Article non signé paru dans Le Magasin pittoresque, année 1879, p. 171-174

 

 


            Nous donnons à nos lecteurs une carte qui prouve d’une manière saisissante la grande nécessité du phare que l’on est heureux de pouvoir construire actuellement sur la roche Ar-Men, à l’extrémité occidentale de la chaussée de Sein. Le nom Ar-Men signifie, en bas breton, la pierre.

            Lorsque les navires se rendent à Brest, ils ont à s’engager dans l’espace de mer nommé l’Iroise, bordé au nord et au sud par des hauts-fonds hérissés de têtes de roches innombrables et sur lesquels ils se perdraient infailliblement. On s’en rend parfaitement compte avec la carte.

            L’intervalle libre qui sépare la chaussée des Pierres-Noires, sur la limite septentrionale de l’Iroise, et la chaussée de Sein, sur la limite méridionale, ne dépasse guère une douzaine de milles marins[1].

            Plusieurs phares facilitent la navigation de ces parages. Au nord, ce sont ceux : 1° de l’île d’Ouessant, avec une trompette à vapeur ; 2° des Pierres-Noires, avec une cloche ; 3° de la pointe Saint-Mathieu et de la pointe du Minou, qui, vus l’un par l’autre, forment un alignement très précieux pour se diriger vers l’entrée du goulet ; 4° de la pointe Toulinguet et de la pointe des Capucins sur la presqu’île de Kelern ; ils fournissent aux navigateurs des indications suffisantes.

            Au sud de l’Iroise, on trouve deux phares seulement : celui de la pointe du Raz, au bord de la baie des Trépassés de lugubre mémoire, et celui de l’île de Sein, érigé à cinq milles dans l’ouest du précédent. L’éclairage de cette partie de la côte est loin de suffire, car, à la suite de l’île, la chaussée de Sein se prolonge au large jusqu’à huit milles (environ quinze kilomètres). C’est une affreuse chaîne de roches entre lesquelles la mer fait rage avec des courants de foudre. A mesure que ces roches s’éloignent de l’île de Sein, dans l’ouest, elles s’abaissent de plus en plus ; quelques-unes ne découvrent qu’aux plus basses marées, et le plus grand nombre reste à fleur d’eau. L’extrémité la plus avancée de la chaussée se termine par des hauts-fonds dont les marins naviguant dans ces parages ne peuvent juger exactement la position faute de repères.

            Les seuls objets qui puissent servir de reconnaissance à un marin pour se rendre compte de la position de son navire, lorsqu’il approche de la chaussée de Sein, sont les deux phares. La ligne droite qui passerait par l’un et par l’autre passe aussi par l’extrémité occidentale de la chaussée, de sorte qu’un capitaine de marine qui attaque l’atterrage de Brest par le sud de l’Iroise saura que s’il distingue le phare de l’île à droite ou à gauche du phare de la pointe du Raz ou dans le même alignement, son navire est au nord ou au sud, ou dans la direction même de la chaussée de Sein.

 

 

            Mais si l’atmosphère est brumeuse, la portée de l’éclairage des phares pourra ne pas dépasser la limite des dangers, et le marin courrait le risque de donner sur les roches en se rapprochant de la terre pour reconnaître les feux. D’ailleurs, même en temps très clair, le phare de l’île est trop en dedans des récifs et trop éloigné de l’extrémité de la chaussée de Sein pour qu’un navigateur puisse apprécier la distance où il se trouve de cette extrémité lorsqu’il a ce phare en vue.

            Il était donc de la plus grande importance de placer un feu au large sur les dernières roches de la chaîne des récifs. On le savait bien en 1825, alors qu’on s’attachait à compléter l’éclairage maritime ; mais on n’aurait pu faire mieux que ce que l’on fit alors, c’est-à-dire la construction des deux phares dans la position qu’ils occupent. Le lecteur en jugera par le détail des difficultés que nous allons décrire, et que les ingénieurs sont maintenant en état de surmonter, avec l’aide de procédés et de ressources dont on ne disposait pas il y a un demi-siècle.

            Sur la demande de la direction des phares, une commission d’ingénieurs et d’officiers de marine fit, en juillet 1860, une nouvelle et très sérieuse reconnaissance de l’extrémité de la chaussée de Sein. Elle s’assura que trois têtes de roches apparaissaient au-dessus de l’eau dans les grandes basses mers, et que deux d’entre elles affleuraient à peine, tandis que la troisième, Ar-Men, émergeait d’environ 1m.50. La commission, après avoir essayé vainement de débarquer sur Ar-Men, dont les dimensions lui paraissaient d’ailleurs insuffisantes, fut conduite à proposer une roche beaucoup plus rapprochée de l’île pour servir à l’érection du phare projeté. C’eût été une trop faible amélioration à l’état de choses existant. Toute solution fut donc ajournée.

            Cependant, l’établissement d’une ligne de paquebots transatlantiques entre Le Havre et New York avec escale à Brest rendait plus impérieux le besoin d’un meilleur éclairage de la chaussée de Sein. Les navires appartenant à une compagnie commerciale de transports n’ont pas, comme ceux de l’Etat, le loisir d’attendre quelque temps au large une atmosphère assez claire pour leur permettre de prendre connaissance des bouées et des feux ; ils sont obligés d’arriver à peu près à jour fixe ; cette régularité est la condition de leur succès. Le phare à ériger vers l’extrémité de la chaussée de Sein revint donc en question. Un ingénieur hydrographe expérimenté, M. Ploix, fut chargé d’une nouvelle reconnaissance en 1866. Il ne fut pas plus heureux que la commission de 1860 dans ses tentatives d’abordage sur la roche Ar-Men ; il n’en put approcher qu’à la distance de quinze mètres ; mais il se convainquit à un tel degré de la nécessité d’un phare sur ce point dangereux, qu’il insista vivement dans son rapport pour qu’on « tentât l’impossible ».

            Quelques temps après, M. Joly, ingénieur des Ponts et Chaussées, rangea la roche de plus près, et put s’assurer que la surface découverte aux basses mers était fort inégale, fissurée, et ne présentait que huit mètres de large sur douze ou quinze de long. On désirait mieux, mais il fallait se contenter de ce qu’on avait. On continua donc à chercher les chances de débarquement.

            Enfin, cette même année 1866, le syndic des gens de mer de l’île de Sein, rencontrant une circonstance favorable, parvint à descendre sur la roche ; il en détacha un échantillon : c’est un gneiss d’une certaine dureté, bien qu’étant en décomposition sur quelques points.

            Dès lors, on se prépara pour l’exécution. M. Léonce Reynaud, l’habile et expérimenté directeur des phares, conçut et arrêta les parties essentielles de la construction. Il fut décidé que la surface de la roche serait percée, sur tout l’emplacement destiné au phare, par des trous de trente centimètres de profondeur, espacés de mètre en mètre ; qu’on y scellerait des goujons en fer ayant le double but de fixer la maçonnerie sur le rocher et de relier les parties fissurées en les rendant solidaires du bloc compact qui devait être construit au-dessus d’elles. Il fut également décidé qu’on introduirait successivement dans la maçonnerie, pendant qu’elle s’élèverait, d’autres goujons verticaux et de fortes chaînes horizontales en fer qui solidifieraient en les reliant entre elles toutes les assises de la construction.

 

 

            Il n’était pas prudent de confier à des maçons ordinaires le soin de percer des trous de fleuret sur une roche si rarement abordable et sans cesse battue de la mer, même de beau temps et à basse marée. Ce fut aux pêcheurs de l’île de Sein que les ingénieurs s’adressèrent. Ces marins, qui exerçaient depuis l’enfance leur industrie au milieu des roches de la chaussée, avaient plus de facilités que tous autres ouvriers pour juger les occasions favorables à un débarquement sur Ar-Men, pour en profiter, et pour ne quitter qu’à la dernière minute le travail du creusement.

On se mit d’accord pour commencer en 1867.

            Cette année-là, dès que le vent, l’état de la mer et le niveau de la basse marée faisaient présumer la possibilité de descendre sur Ar-Men, des bateaux de pêcheurs y arrivaient de divers côtés. De chacun d’eux sortaient deux hommes, munis de ceintures de liège, qui se couchaient sur la roche, s’y cramponnaient, et travaillaient fiévreusement à percer des trous en dépit des assauts de la vague. Lorsqu’un d’eux était emporté par la mer, une barque s’élançait à sa suite, le repêchait, et le ramenait sur le travail.

            La première campagne fut assez heureuse pour qu’on pût bien augurer du succès de l’entreprise. Cependant, ce premier résultat pa-raîtra bien mince, car on ne put, dans tout le cours de la belle saison, se cramponner à la roche que sept fois ; on ne put y rester que huit heures en tout, et l’on ne parvint à creuser que quinze trous sur les points les plus élevés de la surface.

            L’année suivante, 1868, il fallut opérer sur des points plus bas, où l’ouvrier était le plus souvent submergé ; mais on avait acquis de l’habitude, et la saison fut plus favorable. On eut seize débarquements, dix-huit heures de travail, et l’on put percer quarante trous. On parvint aussi à faire le dérasement des inégalités de la surface, afin de rendre plus facile la construction de la première assise.

            Aucune description ne démontrerait mieux que les chiffres précédents les difficultés du travail et le courage obstiné des pêcheurs. C’étaient comme des soldats montant hardiment à l’assaut, mais non pour égorger leurs semblables au sommet de la brèche ; ils voulaient au contraire assurer, au prix de fatigues et de périls inouïs, la construction d’un édifice de salut destiné à faire éviter aux navigateurs ces récits funestes où le vent et la mer les poussent implacablement durant les longues nuits hivernales.

            En l’année 1869, on eut vingt-quatre accostages, et l’on put demeurer quarante-deux heures dix minutes au travail. C’est l’année la plus favorable qu’on ait eue jusqu’en 1877 ; elle vit commencer la construction. On employa d’abord de petits moellons bruts et un ciment dont la prise était des plus rapides ; cette rapidité de prise était absolument nécessaire au milieu des lames qui brisaient sur la roche et arrachaient parfois la pierre aux mains de l’ouvrier. Un marin en vedette annonçait les accalmies et l’arrivée des grosses vagues ; les maçons en profitaient ou pour agir, ou pour se cramponner ; ils avaient d’ailleurs des ceintures de sauvetage et étaient chaussés d’espadrilles pour marcher plus sûrement. – Le personnel arrivait sur une chaloupe à vapeur remorquant les canots d’accostage et portant les matériaux. – A la fin de cette première campagne, on avait exécuté vingt-cinq mètres cubes de maçonnerie, que l’on retrouva intacts l’année suivante. L’espérance se fortifia dès lors, et l’on ne douta plus du succès de l’entreprise.

            Les accostages des années suivantes jusqu’en 1877 furent au nombre de 8, 12, 13, 6, 18, 23, 23 et 30 ; 30 aussi en 1878 ; les durées du séjour sur la roche furent de 18 h.5m., 22h.10m., 34h.20m., 15h.25m., 60h.10m., 110h.55m., 162h.45m., 261h. Il n’y a eu que 207h.30m. en 1878, où l’on a ajouté 125m³ de maçonnerie aux 702m³85 déjà construits, et 100.000 francs de dépenses aux 517.136 francs des années précédentes.

            Hâtons-nous de dire que les conditions d’accostage et de séjour s’amélioraient progressivement par suite de l’avancement des travaux. On avait installé sur Ar-Men un mât de charge, afin de faciliter le débarquement des matériaux. La hauteur croissante des assises de la construction permettait aussi de demeurer plus longtemps à chaque marée. Ce n’est qu’en 1874 que le massif de maçonnerie atteignit et dépassa le niveau des hautes mers ; jusqu’alors les grandes eaux l’avaient couvert.

            Parmi les difficultés de l’entreprise, il faut compter celle d’installer des appareils et d’employer un nombreux personnel sur l’espace restreint que présente la tête de la roche. Il faut remarquer aussi que plus l’édifice s’élève et plus grande est la hauteur à laquelle il faut monter les matériaux ; les soins de la maçonnerie des parties supérieures demandent aussi plus de temps. Le nombre des accostages et la durée des séjours sur Ar-Men sont encore des éléments très influents de la dépense. Ainsi, le mètre cube de maçonnerie, qui a coûté jusqu’en 1870 plus de 2.000 francs, n’a plus coûté que 726 francs en 1871 et 1872 ; il a remonté à près de 3.000 francs en 1873, est descendu à 375 francs en 1875. La moyenne jusqu’en 1878 est de 736 francs. A la fin de cette année, la hauteur totale de la portion bâtie est de 23m.90 ; elle est de 19m.40 au-dessus des hautes mers. Le phare aura son foyer élevé à 28m.80 au-dessus de ces hautes mers ; il sera de second ordre, à feu scintillant. On aurait voulu, mais on n’a pas osé dépasser cette limite, de crainte de compromettre la stabilité d’une haute construction édifiée sur une base d’un diamètre si restreint (7m.20).

            Toute la flottille attachée à la construction du phare Ar-Men a été commandée depuis le commencement des travaux par un homme très dévoué, le contremaître au cabotage Pouquet. L’accostage de la roche s’est exécuté constamment sous les ordres du pilote Coquet, jusqu’à la campagne de 1876, et ensuite sous ceux du pilote Guilcher. Ces deux marins, également remarquables par la sûreté du jugement, par le courage et le sang-froid, ont rendu les plus grands services dans cette hardie entreprise, qui a toujours été difficile et presque toujours très dangereuse.

            Les beaux travaux de la construction du phare Ar-Men ont été conçus et arrêtés en ce qui est essentiel par M. Léonce Reynaud, directeur du service des phares. Deux ingénieurs en chef, MM. Planchat et Fénoux, en ont eu successivement la direction ; trois ingénieurs ordinaires y ont pris une part active : MM. Joly, de 1867 à 1868 ; Cahen, de 1868 à 1874 ; Mengin, depuis 1875. Le conducteur Lacroix, en 1869 et 1870, et, depuis 1871, le conducteur Roberteau, ont eu la surveillance des chantiers.

            Nous avons voulu consigner tous ces noms dans le Magasin pittoresque, parce qu’ils méritent la reconnaissance des marins pour l’oeuvre périlleuse et bienfaisante à laquelle ils ont été voués.


 

 

COUPE DU PHARE

Dessin de Sellier

 

 

 

 

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Dans le bas de la gravure, à droite, on remarque une pièce attenant à la construction et qui était sur le modèle du Champ-de-Mars. On a coupé, dans ce modèle, une portion de la base de l’édifice, et l’on a fait tourner cette portion sur une charnière le long d’une arête de la paroi extérieure, afin de montrer la disposition intérieure de la maçonnerie, ainsi que la position des goujons verticaux et des chaînes de fer horizontales qui sont noyées dans le massif de pierres pour les relier en tous sens les unes avec les autres. Le dessinateur a oublié d’indiquer ces liens de fer, qui étaient marqués en lignes bleues sur le modèle.

 


 



[1] Le mille marin, tiers de lieue marine, est de 1.852 mètres.