CONSTRUCTION DU PHARE DE BREHAT

 

Article non signé paru dans Le Magasin pittoresque, année 1845, p. 298-304

 

 

            Situation du phare. – L’attention de l’administration avait été attirée depuis longtemps sur les difficultés que présente la navigation sur la côte nord de Bretagne, au débouché du golfe important qui s’étend entre cette presqu’île et celle du Cotentin. Une enquête fut ouverte sur la question de savoir s’il convenait de placer le phare, jugé nécessaire, au sud ou au nord de la passe étroite que fréquentent les navires entre les écueils de Roquedouve [Roches-Douvres] et ceux des Héaux de Bréhat. Le résultat de l’enquête fut favorable à ce dernier emplacement, et en 1834, un ingénieur des Ponts et Chaussées, M. Reynaud, fut envoyé sur les lieux pour étudier d’abord les dispositions à adopter, et les mettre plus tard à exécution.

            La première année fut consacrée à l’étude des localités et des ressources qu’elles pouvaient offrir en matériaux, en hommes, en moyens de transport. La difficulté était de trouver au milieu des dangereux rochers des Héaux un point que les navires, dans la belle saison, pussent accoster habituellement sans trop de péril pour le service de la construction. M. Reynaud se décida pour un point situé dans une sorte d’échancrure, sur le bord sud du plateau des rochers, laquelle offre un peu d’abri contre les vents du large. Malheureusement la partie du plateau à portée de ce mouillage, le seul qui pût assurer la plus grande célérité possible à la construction, se couvre dans les hautes marées d’une quantité d’eau d’environ 4m.50. C’était un inconvénient. Mais, en raison de la difficulté du transport des matériaux sur une surface aussi hérissée que celle de ce plateau, tout compte fait, il fut reconnu que le choix de cet emplacement conduisait au minimum de dépenses. C’était maintenant à la science de découvrir les moyens de triompher des obstacles que cette submersion alternative des travaux dans une mer aussi violente allait offrir.

            Plan. – L’élévation de la lanterne était fixée par la nécessité de l’éclairage dans un rayon donné : elle devait être de 50 mètres.

            Dans un but de stabilité qui est devenu pour l’ingénieur un principe d’élégance, l’édifice a été partagé en deux parties principales. La première, concave à sa base, est en maçonnerie pleine jusqu’à un mètre au-dessus du niveau des plus hautes mers : elle a 13m.70 de diamètre à son pied et 8m.60 à son sommet. La seconde, reposant sur une base considérée comme inébranlable, présente le degré de légèreté qu’il eût paru convenable d’assigner à une tour de même hauteur destinée à être exécutée sur le continent. L’épaisseur du mur est de 1m.30 dans le bas et de 0m.85 dans le haut. L’intérieur est divisé en plusieurs étages. Une galerie extérieure est placée au niveau de la chambre de la lanterne ; et au-dessus du bandeau qui termine la première partie de la tour, il y en a une seconde destinée à servir de promenoir aux gardiens. La porte d’entrée est ouverte du côté opposé aux vents régnants, à un mètre au-dessus du niveau des plus hautes mers. On y accède au moyen d’une échelle en bronze encastrée dans la maçonnerie. A la suite est un escalier, droit d’abord, puis circulaire, qui met en communication les divers étages. Toute la construction est en granit, à l’exception des voûtes, qui sont en briques.

            Dispositions contre la mer. – Il est clair que la difficulté principale du travail devait consister dans l’érection du massif plein, autrement dit de la partie sous-marine de la construction. Une fois au-dessus du niveau des hautes mers, les opérations devenaient non seulement plus commodes, mais elles se trouvaient affranchies des chances les plus critiques. Désormais on n’avait plus affaire à la mer que pour la question du débarquement, et l’on bâtissait en quelque sorte sur une île. Mais tout dépendait de la solidité de cette île artificielle. C’est donc là qu’on avait dû réunir toutes les précautions.

            Le roc sur lequel repose la construction est formé par un porphyre noir extrêmement dur et résistant. Néanmoins, comme il présentait en quelques endroits des fissures, on a commencé par se débarrasser de toutes les parties superficielles, afin de prendre une base parfaitement saine ; et comme il importait en même temps que le pied de la construction ne pût jamais être déchaussé, on a adopté les mesures nécessaires pour qu’il fût complètement enfoncé dans le corps du rocher. Dans ce but, une surface annulaire de 11m.70 de diamètre, destinée à supporter la maçonnerie en pierres de taille, a été entaillée au pic dans le porphyre, sur un demi-mètre environ de profondeur, et dressée avec la dernière exactitude ; travail d’une excessive difficulté à cause de la dureté de la roche, mais fondamental pour l’avenir. C’est dans cette rainure, ainsi protégée par toute la masse du porphyre, qu’ont été déposées les premières assises. Quant à la partie du rocher correspondant au vide intérieur de la tour, rien n’obligeant à de tels soins à son égard, elle est demeurée à l’état brut, et l’on s’est contenté de la recouvrir de béton et de maçonnerie de blocaille.

            Dans la construction du massif plein, on devait s’appliquer à rendre toutes les pierres solidaires l’une de l’autre, afin que la mer qui venait les recouvrir et souvent les battre avec une grande force avant que les mortiers n’eussent pris leur consistance, ne pût les entraîner, ni même les déranger. Les ingénieurs anglais ont imaginé dans ce but des appareils fort compliqués, consistant dans l’enchevêtrement des pierres suivant toutes sortes de lignes en zigzag, et dans la liaison de chacune d’elles avec l’assise inférieure par des barreaux de fer. M. Reynaud crut pouvoir se dispenser de ce système trop dispendieux. Le but à atteindre était, en effet, non d’éviter toute avarie, mais d’opérer avec la moindre dépense, et par conséquent il n’y avait point à reculer devant des avaries qu’il eût été plus dispendieux de prévenir que de réparer. De là il s’est trouvé conduit à ne pas fixer chaque pierre en particulier, mais à se contenter d’arrêter par quelques points la masse totale que l’on supposait pouvoir mettre en place pendant chaque marée. Chaque assise fut donc divisée, dans cette intention, en un certain nombre de portions, douze pour les assises du bas, huit pour celles du haut. Toutes les pierres de ces grands claveaux s’appuyaient les unes sur les autres au moyen de tailles saillantes et rentrantes, et de plus, celles des angles étaient fixées sur l’assise inférieure par des dés de granit. L’expérience a montré que cette disposition si simple était suffisante. Jamais on n’a éprouvé d’avaries, toutes les fois que l’on a pu poser, avant le retour de la mer, les douze à quinze pierres composant un de ces ensembles. Quand on en a été empêché, les pierres ont été quelquefois entraînées, et souvent à une grande distance, par l’agitation de la mer. En somme, d’après les comptes, il n’y a pas eu, en tout, plus de douze pierres de perdues. Ce même mode de construction a été continué jusqu’à quatre mètres au-dessus du niveau des hautes mers, à cause des lames qui déferlent parfois avec une violence extrême jusqu’à cette hauteur.

            L’appareil du reste de l’édifice a été achevé en granit de qualité supérieure, dans les conditions ordinaires de la maçonnerie, mais en s’astreignant seulement à une précision extrême dans l’exécution.

            L’ingénieur s’est arrêté, pour le profil concave de la base, à un arc d’ellipse, comme se liant avec la partie rectiligne de la tour d’une manière à la fois plus satisfaisante pour l’œil et peut-être plus favorable pour le glissement des lames qu’un arc de cercle, dont le raccordement ne se serait point opéré suivant une gradation de courbure aussi bien ménagée. Le résultat en est effectivement très avantageux. Les lames, lorsque la mer est forte, remontent très haut tout du long, et communiquent à la tour d’autant moins d’ébranlement que la force dont elles sont animées s’emploie plus complètement à les élever.

            Organisation des travaux. – Une construction exposée à d’aussi grandes éventualités ne pouvait être soumise entièrement au principe de l’adjudication. Il fut décidé par l’administration que l’on ne confierait à un entrepreneur que la partie des travaux susceptible d’être exécutée en dehors de toutes les chances de la mer, c’est-à-dire la fourniture et la préparation des matériaux, et que la mise en place, ainsi que le transport, s’exécuteraient aux frais de l’administration, sous les ordres directs de l’ingénieur.

            L’île de Bréhat, située à trois lieues environ du rocher des Héaux, fut choisie pour l’établissement des chantiers comme offrant le point le plus favorable de tous les environs. Outre que cette île présente, en effet, plusieurs havres d’échouage parfaitement abrités, il se trouve que les courants de marée la placent dans des conditions toutes particulières à l’égard du rocher des Héaux : le jusant porte de l’île au rocher et le flot ramène du rocher à l’île ; et c’est justement à mer basse que devaient s’opérer les débarquements. Enfin, l’île présentait toutes les ressources désirables pour le logement et la nourriture des nombreux ouvriers qu’exigeait un travail aussi considérable.

            Une jetée en pierres sèches de cinquante mètres de longueur fut construite dans un des havres, celui de la Gorderie, ouvert précisément en face des Héaux, pour faciliter les embarquements et débarquements. Le mouvement de navigation était considérable. Outre les bâtiments qui transportaient sur le rocher les matériaux préparés dans l’île, un plus grand nombre encore était employé à amener à Bréhat les matériaux bruts. Le granit venait de l’Ile-Grande, îlot situé à dix lieues à l’ouest ; la chaux, du bassin de la Loire ; les bois, de Saint-Malo ; enfin, les puits de l’île ne fournissant point assez d’eau pour les mortiers et le surcroît de la population, on était obligé d’en tirer, ainsi que des vivres, du continent.

            Une soixantaine d’ouvriers avait paru suffisante pour le travail à exécuter sur le rocher. Il fallait qu’ils y fussent logés, car la navigation était trop incertaine et le temps pendant lequel les bâtiments pouvaient stationner trop court pour que l’on pût songer à les renvoyer chaque jour à terre. Heureusement, à très peu de distance de l’emplacement choisi pour la construction, se trouvaient deux aiguilles de porphyre assez rapprochées l’une de l’autre et assez élevées pour demeurer constamment au-dessus du niveau de la mer. L’intervalle qui les séparait fut comblé partie en pierres sèches, partie en maçonnerie, jusqu’à quatre mètres au-dessus du niveau des plus hautes mers, et l’on obtint ainsi une plate-forme assez durable, moyennant réparations, pour l’usage que l’on voulait en faire. Les logements et une tour en charpente destinée à soutenir un phare provisoire y furent installés. L’espace à partager n’était pas grand. Dans la tour, outre le magasin et le logement des gardiens, fut placée la chambre de l’ingénieur. A droite, en faisant sauter le rocher, on put conquérir une chambre longue et étroite pour les conducteurs. A gauche, en avant, la cuisine et le garde-manger. Sur le côté, le réfectoire des ouvriers. Dans le fond, leur chambre. Elle était bien remplie. Des lits aussi rapprochés que possible en faisaient le tour sur deux rangs dans la hauteur. Une troisième rangée de lits était établie dans le réfectoire, au-dessus de la table. Enfin, à gauche, sur une anfractuosité du rocher, on avait trouvé moyen de construire une petite forge, mais dans laquelle il était souvent impossible de se tenir pendant la haute mer.

            On avait d’abord autorisé chaque ouvrier à se nourrir à sa guise ; mais quelques cas de scorbut s’étant déclarés, l’ingénieur sentit la nécessité d’imposer à son monde une nourriture convenable. Il institua dans ce but une cantine astreinte à se tenir fournie de vivres pour six semaines au moins, dans la prévision des mauvais temps qui coupent toute communication avec la terre, et les ouvriers furent assujettis à y prendre pension. D’autres mesures d’hygiène furent encore prises. Chaque jour, les hamacs étaient exposés pendant un certain temps en plein air ; chaque semaine, les logements étaient blanchis à la chaux, et chaque semaine aussi on se baignait. Grâce à ces précautions, la terrible maladie qui s’était fait craindre disparut, et l’état sanitaire de tant d’hommes accumulés demeura constamment satisfaisant.

            Chaque jour, dès que la mer s’était retirée, les ouvriers se rendaient au travail, et les heures des repas étaient combinées à chaque fois de manière qu’ils ne fussent point distraits pendant toute la marée. Au moment où la mer, en remontant, allait les forcer à se retirer, une cloche donnait le signal. On se hâtait de couvrir avec du ciment (ciment qui jouit de la propriété de durcir instantanément) les portions de maçonnerie qui venaient d’être terminées, et l’on courait se réfugier dans les logements. Quelquefois la mer s’élevait avec une rapidité prodigieuse, et malheur aux retardataires, car ils n’avaient d’autre ressource que de se jeter bien vite à l’eau avant que la profondeur fût devenue dangereuse : c’était un divertissement de tous les jours. Les travaux marchaient sans interruption toutes les fois que l’état de la mer permettait de communiquer avec le chantier. On se contentait de donner de temps en temps des congés de quelques jours aux hommes qui en demandaient. Grâce à toutes ces mesures d’ordre et de surveillance, on n’a pas eu à regretter la perte d’un seul membre de cette petite colonie, bien qu’il se soit perdu, pendant la durée des travaux, plusieurs bâtiments, et plus malheureusement encore plusieurs visiteurs.

            Préparation et déchargement des matériaux. – Les blocs de granit, extraits des carrières de l’Ile-Grande, et choisis avec soin, étaient transportés sur les chantiers de Bréhat et taillés, selon les formes voulues, d’après les plans de l’ingénieur. Sauf les voûtes et le centre du massif inférieur, il n’a été employé aucune pierre de moins de 1.000 kilogrammes. Plusieurs sont du poids de 3.500. Leurs dimensions sont d’ailleurs exactement indiquées sur les coupes. Cette opération terminée, les pierres de chaque assise étaient posées à sec, les unes à côté des autres, sur une plate-forme horizontale, afin que l’ajustement de leur ensemble pût être vérifié et corrigé jusque dans le moindre détail. Chaque assise étant de la sorte parfaitement assurée, les diverses pierres qui la composaient étaient numérotées et chargées avec ordre, entourées chacune de paillassons et des cordes nécessaires pour les accrocher, sur des bâtiments pontés de 35 à 40 tonneaux. Quand le temps paraissait devoir être assez calme pour le déchargement, ces bâtiments partaient avec le jusant pour le rocher.

            Entre l’emplacement du phare et la roche au pied de laquelle les marins pouvaient accoster, s’élevait une pointe placée un peu au-dessus du niveau des hautes mers, et dont le sommet, élargi par une bonne maçonnerie qu’il servait à soutenir, donna une espèce de plate-forme où furent installés solidement une grue ainsi que les treuils pour le débarquement. Une autre grue, entièrement couverte à haute mer, susceptible d’être mise en mouvement par ces treuils au moyen de poulies de renvoi, était disposée sur la roche d’accostement, à l’extrémité d’un petit chemin de fer posé sur des pièces de charpente, et dirigé vers le pied de la plate-forme. D’autres grues, destinées au travail de la construction, étaient placées sur la tour même.

            Toutes les fois que la mer était suffisamment calme et au niveau convenable pour que l’on pût accoster, le navire à décharger s’approchait de la pointe la plus avancée. On commençait par le maintenir, aussi fixement que possible, au moyen de quatre amarres, deux attachées sur le rocher, deux autres sur des bouées mouillées au large. Mais la fixité complète qui eût été si utile pour le débarquement était impossible. Il y avait naturellement un premier mouvement dans le sens de la verticale, par suite des oscillations de la mer, un autre dans le sens horizontal, par suite de ce qu’il était impossible de roidir tout à fait les amarres. Le premier, moyennant un peu d’attention au moment d’enlever les pierres, était à peu près sans inconvénient, et le second fut combattu au moyen d’une disposition très simple. Il fallait évidemment, pour éviter toute avarie, que le sommet de l’arbre incliné de la grue pût suivre à peu près le navire dans tous ses petits déplacements, de manière à se trouver toujours au-dessus du panneau par lequel devait passer la pierre déposée à fond de cale. A cet effet, on imagina de lier l’extrémité supérieure de cet arbre à deux amarres maintenues par des hommes placés, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière du bâtiment, de façon qu’elle était obligée de suivre à peu près les petits mouvements exécutés par le navire dans le sens de sa longueur, et par conséquent le câble passant sur la poulie située à cette extrémité demeurait toujours sensiblement dans le milieu de l’ouverture du panneau. Il n’y a pas eu pendant toute la durée des travaux, grâce à cet arrangement si simple, une seule pierre d’endommagée.

            Dès que les ouvriers placés sur la plate-forme avaient élevé à une hauteur suffisante, à l’aide des câbles de renvoi, la pierre suspendue au bras de cette première grue, les hommes placés à bord lâchaient les amarres attachées au bras incliné, et ce bras, accomplissant alors de lui-même son mouvement de conversion, venait déposer la pierre sur un petit chariot amené au point convenable sur le chemin de fer. Ce petit chariot, poussé par un homme, arrivait de là au pied de la plate-forme, où une nouvelle grue, saisissant la pierre, la transmettait, sans lui laisser toucher terre, à moins de nécessité, à l’une des grues établies sur la construction. Celle-ci était disposée de manière à la déposer immédiatement à sa place sur le lit de mortier apprêté au même moment. La localité ne fournissant aucun lieu de dépôt, il fallait que les pierres allassent directement, comme nous venons de l’expliquer, du navire sur la maçonnerie. C’est une manœuvre qui n’était possible que pendant un certain nombre de jours et à chaque fois pendant un petit nombre d’heures durant la belle saison, et cette manœuvre a dû être exécutée près de dix mille fois avant l’achèvement de la construction, car il s’y trouve près de dix mille pierres de taille.

            Pendant la première période, alors que la construction n’avait pas encore atteint le niveau des hautes mers, la grue était installée au centre de la tour sur une plate-forme élevée d’un mètre au-dessus de ce niveau, et soutenue par quatre forts poteaux fixés au rocher, et qui ont été ensevelis peu à peu dans la maçonnerie en blocage correspondant au vide intérieur de la tour. Plus tard, à mesure que la tour s’est élevée, le service s’est fait non plus seulement par cette grue centrale, mais afin d’accélérer le transport, par une série de grues échelonnées dans les divers étages les unes au-dessus des autres.

            La grue principale, celle qui était destinée à mettre définitivement les pierres à leur place, avait été construite avec une précision toute spéciale et d’après un système nouveau dû à l’ingénieur. Comme cette grue a été en quelque sorte le grand ouvrier de la construction, on nous permettra de terminer en en disant quelques mots. Ordinairement, dans les machines de cette espèce, le bras incliné est à un degré constant d’écartement du bras vertical autour duquel il pivote ; de sorte que le poids ne peut être transporté que sur la circonférence et non dans l’intérieur du cercle. Dans les fonderies, on se sert bien de grues qui, à l’aide d’un troisième bras horizontal, le long duquel se meut à volonté la poulie de suspension, évitent ce défaut ; mais ces grues sont inapplicables toutes les fois que l’arbre vertical a besoin d’être maintenu par des haubans, puisque ces haubans empêcheraient nécessairement la rotation de l’arbre horizontal. En Angleterre, on a imaginé, pour le service des constructions analogues à celle-ci, de disposer le bras incliné de manière que son inclinaison puisse varier ; d’où il suit qu’en diminuant cette inclinaison, on rapproche le poids du pied de l’arbre vertical, comme on l’en éloigne en augmentant au contraire l’inclinaison. Mais il y a un inconvénient manifeste, c’est que le poids, s’il se trouvait à la hauteur convenable quand il était sur la circonférence, se trouve à une hauteur trop grande quand il est parvenu dans l’intérieur ; car le bras incliné le relève en se relevant lui-même, et la réciproque a lieu également. Il y a donc perte de force, et par suite de temps, puisque l’on ne peut opérer aucune translation qu’à condition d’élever le poids inutilement. Sur le rocher de Bréhat, dans la grue employée à déposer les pierres au pourtour et dans l’intérieur du massif, grâce à un mécanisme fort ingénieux, cette manœuvre inutile était complètement évitée. Les deux treuils, celui qui élève le poids et celui qui fait mouvoir l’arbre incliné, étaient combinés de telle manière que quand celui qui retient l’arbre s’enroulait, celui qui suspendait le poids se déroulait, et justement de la quantité nécessaire pour que le poids restât toujours à la même hauteur au-dessus de la base, quelque position que prît le bras incliné. La pierre une fois suspendue, il était donc facile de la conduire dans l’intérieur de la tour, partout où il était nécessaire, puisqu’elle ne faisait plus que glisser horizontalement. C’est un mécanisme qu’il serait peut-être utile d’imiter dans des circonstances semblables, et même dans les fonderies.

            Historique. – Tels sont en résumé les moyens à l’aide desquels s’est élevé ce bel édifice. On peut justement le nommer sans égal, car il s’en faut que les deux phares du même genre dont s’enorgueillissent les Anglais, celui d’Eddystone  et celui de Bellerock, soient dans des proportions aussi monumentales. Ce n’est pas l’habile ingénieur qui a dirigé ces grands travaux qui nous reprochera de nous être plutôt attaché dans cet exposé à mettre en lumière ses procédés, qu’à faire valoir les difficultés de toute nature de la part des hommes comme de celle des éléments qu’il a dû vaincre. Il y a consacré six ans. La première année a été employée à l’étude des localités et à la rédaction des projets ; la seconde, à l’établissement des logements et de la rainure dans le rocher ; la troisième, à la construction du massif plein ; pendant la quatrième, la tour s’est élevée à la première galerie ; pendant la cinquième, un peu au-dessous du couronnement ; enfin, en 1839, on a pu poser la lanterne. Le monument porte cette simple inscription : « Cet édifice commencé en 1836 a été terminé en 1839, Louis-Philippe régnant. » L’événement le plus grave eut lieu au commencement de la campagne de 1836. Toutes les machines étaient en place, et l’on se préparait à poser la première pierre, quand tout fut enlevé par un coup de mer extraordinaire. Nous avons entendu raconter à l’ingénieur le chagrin cruel qu’il éprouva lorsqu’en arrivant au rocher dont il s’était trouvé séparé pendant trois jours par la tempête, il aperçut tous ses travaux balayés, la plupart de ses ouvriers blessés, tous démoralisés, et au milieu de tout cela, les marins, qui n’avaient jamais voulu croire à la possibilité de la construction, souriant. Il ne perdit pas courage et sut relever ses hommes en même temps que ses appareils. Dès la quatrième année, obtenant un commencement de récompense, M. Reynaud était appelé par le suffrage unanime des professeurs à la chaire d’architecture de l’Ecole polytechnique. Il a été nommé depuis lors ingénieur en chef, et c’est à lui que Paris doit un de ses plus beaux monuments d’architecture civile : la gare du Chemin de fer du Nord.

   

Remerciement à Georges Fenoglio Le Goff pour la communication de cet article.