UNE SOIREE A LA ROCHE-DOUVRE

Jean Carol - L'ILLUSTRATION DU 9 DECEMBRE 1899

 

Il y a quelques années, an cours d'un long et  rigoureux hiver passé en Bretagne, je séjournai quelques temps à l'Île Bréhat, région curieuse entre toutes celles du pays armoricain. Une île qui forme une Bretagne à part, qui a sa physionomie propre : une minuscule Bretagne, posée comme un accent circonflexe sur le point le plus septentrional de la presqu'île.  
Je me trouvais donc à Bréhat, vers les premiers
jours du mois de décembre et n'y étais plus retenu que par le spectacle de la neige, si rare dans l'île, quand, un matin, je fus appelé au petit port de la Cordellerie par la sirène du Fresnel.  
Le
Fresnel est un vapeur des ponts et chaussées dont se sert mon ami Le Harvaisier, agent de cette administration, pour inspecter la côte et aller faire la relève des phares. Il venait de Paimpol et mouillait à la Cordellerie, devant prendre le large deux heures après.  
--Je repars à midi pour la Roche-Douvre; voulez-vous que je vous emmène? me dit Le Harvaisier.  
- M'emmener... où ça ?  
- A la Roche-Douvre.  
- Qu'est-ce que la Roche-Douvre-? Cela ne me dit rien...  
- Comment, vous, un homme de lettres!... Et les travailleurs de la mer... Gilliatt... la Durande...?  
Que diable allez-vous faire là ? Rechercher le squelette du sieur Clubin ?... Voir si la pieuvre a laissé des petits?... Ceci n'est pas dans mon service et vous regarde seul. Tandis que je m'occuperai du phare et de sa garnison, vous explorerez le « caillou », Victor  Hugo à la main. J'appris, seulement alors, que le phare de première grandeur dont je distinguais le feu parmi les douze qui s'allument chaque soir à l'horizon de Bréhat s'appelait le phare de la Roche-Douvre, rival de son voisin, celui des Héaulx, qui passe pour le plus beau d'Europe. Aujourd'hui, le phare Douvre, ou phare de la Roche-Douvre, est, pour parler comme Victor Hugo, le chandelier d'abîme le plus avancé que la France ait posé au large. Seul en pleine mer, au centre des vents furieux qui se déchaînent sur la Manche, il est situé à distance égale de notre littoral et de la côté jersiaise. Quand ces terres s’effacent dans un lointain brumeux (ce qui arrive le plus souvent), le phare Rouvre semble aussi isolé que s'il était au beau milieu de l'Atlantique.  
Le phare par lui-même m'attirait peu : ce ne pouvait être qu'un spécimen d'architecture métallique, et je ne suis pas très fou de ces édifices-là. Mais l'habitacle magique de la pieuvre, mais le défilé où Clubin étrangla la Durande, mais le labeur de Gilliatt, mais Déruchette!... On n'a pas impunément adoré Hugo dans sa jeunesse : il vous en reste toujours quelque chose.  
- C'est bien tentant, dis-je à Le Harvaisier. Seulement la mer est forte, nous allons être secoués de la belle façon.  

- Dame ! il faut bien payer le plaisir d'une excursion qui n'est point banale. Depuis vingt ans que ce phare brille sur la mer, c'est tout au plus s'il a reçu la visite d'une demi-douzaine de touristes.  
-- Voilà qui me décide. Je suis votre homme.  
Vers 3 heures, à mi-marée descendante, nous arrivions devant le phare Douvre. Le Fresnel jeta l'ancre à distance respectueuse, et un canot nous conduisit à l'écueil où notre débarquement ne s'opéra pas sans difficulté. Saprelotte ! que de glissades sur ce rouge caillou tout gluant de la bave du monstre!... La mer est une gueuse qui fait souvent l'hypocrite sur nos côtes, alors que dans ses solitudes elle se déchaîne comme une enragée. Sur une grande étendue, dans le sens de sa longueur, la Roche-Douvre présente une excavation en forme de tranchée sinueuse ; un bloc énorme, de la taille d'une maison parisienne, s'est engagé un jour dans cette tranchée où il reste suspendu comme un dé dans une rainure (singulier rappel du naufrage de la Durande entre les deux parois du défilé) : il faudrait des kilogrammes de dynamite à l'homme qui voudrait ébranler cette masse si puissamment calée sur ses deux flancs : eh ! bien, à chaque marée, le flot la prend, la soulève et la roule d'un bout de l'échancrure à l'autre avec un bruit de tonnerre, et, quand il se retire, on s'en va voir en quel endroit il a laissé son formidable joujou… La violence du vent, dans ce parage, n'est pas moins extraordinaire. Ayant aperçu, gisante à même l'écueil, à deux cents pas du phare, une enclume de gros calibre, je demandai comment cet objet se trouvait là..
- Il était sur une fenêtre, me dit un gardien, c'est le vent qui l'a enlevé pendant la tempête de l'autre jour.
Aucun point de la côte ne peut donner une idée de l'âcreté avec laquelle sévit ici l'odeur de mer. Au bout d'une heure vous en êtes comme grisé.
Tandis que mon ami, en fonctionnaire scrupuleux, remplissait d'abord son office, je profitai du ,jour encore très clair et du reflux qui découvrait à chaque instant un peu plus de rocher, pour visiter l'écueil rendu fameux par l'enchanteur littéraire du siècle.
Eh ! bien, voulez-vous un conseil ? N'allez jamais vérifier les lieux qu'un poète vous aura décrits. Hum ! la muraille à pic escaladée par Gilliatt au moyen d'une corde... Hum ! la forge et la cheminée... hum ! la grotte sous-marine fantastiquement éclairée par un fond translucide... hum ! tout le reste... On finit bien par reconnaître les divers détails de structure qui ont pu suggérer tant de splendides hyperboles ; mais il faut avouer que les poètes, et surtout celui-là, ont une vision singulièrement grossissante. Telle, dit-on, celle du cheval et, par conséquent, de Pégase. Il n'y a qu'une chose que, malgré sa puissance d'amplification, Hugo n'a pu parvenir à exagérer, c'est la force du vent et du flot.

L'approvisionnement du Phare.

L'approvisionnement du Phare.

Mais qu'importe ! Mon humble expertise ne détruira pas la création du grand visionnaire; et cela est fort heureux, car toutes les fois que nous remplaçons une fiction par une réalité, nous sommes sûrs de perdre au change.
Je ne laissai pas que d'être déçu pour avoir voulu contrôler la source documentaire d'un roman de Hugo, et j'aurais, par la suite, regretté ma curiosité, si je n'avais trouvé à la Roche-Douvre d'autres émotions, - certes, bien différentes de celles que j'y étais venu chercher.

- Ohé! l'ami. Nous n'avons plus qu'une heure. Voulez-vous monter dans le bibelot ?
C'était Le Harvaisier qui me hélait de la porte du phare (une porte de vingt pouces d'épaisseur, blindée, verrouillée en conséquence, et que la mer a déjà défoncée trois fois).
La bâtisse en granit qui sert de soubassement au phare est de forme très exactement circulaire, afin d'offrir à la lame le moins de prise possible. Une échelle de calfat se dissimule dans sa rotondité. Je rejoignis, Le Harvaisier par ce chemin remarquablement vertical.
- Eh ! bien ? me demanda-t-il. – Ah ! une déception.
- Vous êtes du même avis que le dernier touriste venu avant vous.
Sur le seuil, on me présenta le registre des visiteurs. J'eus l'honneur d'y inscrire mon nom.

Des seigneurs d'importance variée avaient ajouté à leurs signatures des observations mélancoliques ou enthousiastes. L'enthousiasme, pourtant, dominait. Même s'affirmait-il avec une singulière énergie dans ce cri d' « un instituteur en vacances » : Vive la République!
Je souris, et il me sembla que mon impression se reflétait dans la moue narquoise de l'homme qui m'avait apporté le registre.
C'était l'un des six gardiens dont se compose la garnison du phare Douvre.
- Pourquoi « Vive la République » ? me demandai-je à demi-voix.
- Ah ! voilà! fit le marin.
Et il se mit à fredonner :
Allons, enfants de la Patrie, Le jour de gloire est arrivé !...
Le Harvaisier, un moment disparu, se montra.
- Dis donc, tu es bien gai, toi ! lui jeta-t-il sévèrement. As-tu envie que je double ta punition ou que je te fasse casser ? Nous verrons alors si tu chanteras, mon bonhomme !
Le marin s'éloigna, honteux.
Je demandai à mon ami l'explication de cette apostrophe.
- Tout à l'heure, me répondit-il. Pour l'instant, si vous avez des jambes, c'est l'occasion de le montrer. Je vous précède.

A sa suite je m'engageai dans l'escalier de fer qui, suspendu aux parois internes de l'énorme tube, déroule de bas en haut sa longue spirale graduellement et concentriquement rétrécie. On se croirait dans l'intérieur d'une gigantesque lorgnette.
Je n'avais pas monté vingt marches que je m'arrêtai en disant :
- Voilà qui est bizarre... Je suis déjà venu ici !
- Hein ? fit le Harvaisier.
- Je suis déjà venu ici ! affirmai-je
Mon ami crut que je plaisantais, et, par politesse, faisant semblant de trouver ma plaisanterie très drôle, se mit à rire.
Ce rire monta, sonore, étrangement répercuté par un écho brisé qui expira tout à fait là-haut, contre le plancher du fanal.
Mais moi je ne riais point. Ah  ! mais non. Partagé entre la certitude d'être déjà venu dans ce lieu et le témoignage de ma raison d'accord avec le registre des visiteurs pour établir que j'y mettais le pied pour la première fois, j'eus un moment d'inquiétude inoubliable...
Je dédie cette aventure aux amateurs de sensations rares, car ,je me flatte d'en avoir, là, rencontré une d'absolument unique, et sans m'être donné la peine de la chercher.
Il me sembla que j'étais double, que je me composais de deux individus dont l'un, ayant déjà fait seul un premier voyage au phare Douvre, y conduisait l'autre à présent et le pilotait. J'eus peur, affreusement peur de ce qui se passait en moi.
-Ah ! ça, mais vous rêvez!
- Non, répondis-je c'est beaucoup plus grave. Tenez, si vous voulez, je vais vous décrire exactement la lanterne où nous allons aboutir, le balcon qui l'entoure, la position de la cloche de brume... La cage du fanal évolue sur un rail de cuivre au moyen de roulettes. Le doigt d'un enfant suffirait pour la faire tourner... Vous voyez bien que je connais votre « bibelot », et pourtant... Faites-moi donner une douche !

Bloc de pierre roulé par la mer,

Article signé Jean Carol - L'ILLUSTRATION DU 9 DECEMBRE 1899