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Il
y a quelques années, an cours d'un long et rigoureux
hiver passé en Bretagne, je
séjournai quelques temps à
l'Île Bréhat, région curieuse entre toutes
celles du pays armoricain. Une île qui forme une
Bretagne à part, qui a sa physionomie propre : une
minuscule Bretagne, posée comme un accent circonflexe
sur le point le plus septentrional de la presqu'île.
Je
me trouvais donc à Bréhat, vers les premiers jours du mois de décembre et n'y étais plus retenu
que
par le spectacle de la neige, si rare dans l'île, quand, un matin, je fus appelé au petit port de la Cordellerie
par la sirène du Fresnel.
Le
Fresnel
est
un vapeur des ponts et chaussées dont
se sert mon ami Le Harvaisier, agent de cette administration,
pour inspecter la côte et
aller faire la relève des phares. Il venait de Paimpol et mouillait à la
Cordellerie, devant prendre le large deux heures après.
--Je
repars à midi pour la Roche-Douvre; voulez-vous que je vous emmène? me
dit Le Harvaisier.
-
M'emmener... où ça ?
-
A la Roche-Douvre.
-
Qu'est-ce que la Roche-Douvre-? Cela ne me dit rien...
-
Comment, vous, un homme de lettres!... Et les travailleurs de la mer...
Gilliatt... la Durande...?
Que
diable allez-vous faire là ? Rechercher le squelette du sieur Clubin ?...
Voir si la pieuvre a laissé des petits?...
Ceci n'est pas dans mon service et vous regarde seul. Tandis que je
m'occuperai du phare et de sa garnison, vous explorerez le « caillou »,
Victor
Hugo à la main.
J'appris, seulement alors, que le phare de première grandeur dont je
distinguais le feu parmi les douze qui s'allument chaque soir à l'horizon
de Bréhat s'appelait le phare de la Roche-Douvre, rival de son voisin,
celui des Héaulx, qui passe pour le plus beau d'Europe.
Aujourd'hui, le phare Douvre, ou phare de la Roche-Douvre, est, pour
parler comme Victor Hugo, le chandelier d'abîme le plus avancé que la
France ait posé au large. Seul en pleine mer, au centre des vents furieux
qui se déchaînent sur la Manche, il est situé à distance égale de
notre littoral et de la côté jersiaise. Quand ces terres s’effacent
dans un lointain brumeux (ce qui arrive le plus souvent), le phare Rouvre
semble aussi isolé que s'il était au beau milieu de l'Atlantique.
Le
phare par lui-même m'attirait peu : ce ne pouvait être qu'un spécimen
d'architecture métallique, et je ne suis pas très fou de ces édifices-là.
Mais l'habitacle magique de la pieuvre, mais le défilé où Clubin étrangla
la Durande, mais le labeur de Gilliatt, mais Déruchette!... On n'a pas
impunément adoré Hugo dans sa jeunesse : il vous en reste toujours
quelque chose.
-
C'est bien tentant, dis-je à Le Harvaisier. Seulement la mer est forte,
nous allons être secoués de la belle façon.
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-
Dame ! il faut bien payer le plaisir d'une excursion qui n'est point
banale. Depuis vingt ans que ce phare brille sur la mer, c'est tout au
plus s'il a reçu la visite d'une demi-douzaine de touristes.
--
Voilà qui me décide. Je suis votre homme.
Vers 3 heures, à mi-marée descendante, nous
arrivions devant le phare Douvre. Le Fresnel jeta l'ancre à distance
respectueuse, et un canot nous conduisit à l'écueil où notre débarquement
ne s'opéra pas sans difficulté. Saprelotte ! que de glissades sur ce
rouge caillou tout gluant de la bave du monstre!... La mer est une gueuse
qui fait souvent l'hypocrite sur nos côtes, alors que dans ses solitudes
elle se déchaîne comme une enragée. Sur une grande étendue, dans le
sens de sa longueur, la Roche-Douvre présente une excavation en forme de
tranchée sinueuse ; un bloc énorme, de la taille d'une maison parisienne,
s'est engagé un jour dans cette tranchée où il reste suspendu comme un
dé dans une rainure (singulier rappel du naufrage de la Durande entre les
deux parois du défilé) : il faudrait des kilogrammes de dynamite à
l'homme qui voudrait ébranler cette masse si puissamment calée sur ses
deux flancs : eh ! bien, à chaque marée, le flot la prend, la soulève et
la roule d'un bout de l'échancrure à l'autre avec un bruit de tonnerre,
et, quand il se retire, on s'en va voir en quel endroit il a laissé son
formidable joujou… La violence du vent, dans ce parage, n'est pas moins
extraordinaire. Ayant aperçu, gisante à même l'écueil, à deux cents
pas du phare, une enclume de gros calibre, je demandai comment cet objet
se trouvait là..
- Il était sur une fenêtre, me dit un gardien,
c'est le vent qui l'a enlevé pendant la tempête de l'autre jour.
Aucun point de la côte ne peut donner une idée de l'âcreté avec laquelle sévit ici l'odeur de
mer. Au bout d'une heure
vous en êtes comme grisé.
Tandis que mon ami, en fonctionnaire scrupuleux,
remplissait d'abord son office, je profitai du ,jour encore très clair et
du reflux qui découvrait à chaque instant un peu plus de rocher, pour
visiter l'écueil rendu fameux par l'enchanteur littéraire du siècle.
Eh ! bien, voulez-vous un conseil ? N'allez jamais vérifier
les lieux qu'un poète vous aura décrits. Hum ! la muraille à pic escaladée
par Gilliatt au moyen d'une corde... Hum ! la forge et la cheminée... hum
! la grotte sous-marine fantastiquement éclairée par un fond
translucide... hum ! tout le reste... On finit bien par reconnaître les
divers détails de structure qui ont pu suggérer tant de splendides
hyperboles ; mais il faut avouer que les poètes, et surtout celui-là, ont
une vision singulièrement grossissante. Telle, dit-on, celle du cheval
et, par conséquent, de Pégase. Il n'y a qu'une chose que, malgré sa
puissance d'amplification, Hugo n'a pu parvenir à exagérer, c'est la
force du vent et du flot.
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L'approvisionnement
du Phare.
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L'approvisionnement
du Phare.
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Mais qu'importe ! Mon humble expertise ne détruira
pas la création du grand visionnaire; et cela est fort heureux, car
toutes les fois que nous remplaçons une fiction par une réalité, nous
sommes sûrs de perdre au change.
Je ne laissai pas que d'être déçu pour avoir voulu
contrôler la source documentaire d'un roman de Hugo, et j'aurais, par la
suite, regretté ma curiosité, si je n'avais trouvé à la Roche-Douvre
d'autres émotions, - certes, bien différentes de celles que j'y étais
venu chercher.
- Ohé! l'ami. Nous n'avons plus qu'une heure.
Voulez-vous monter dans le bibelot ?
C'était Le Harvaisier qui me hélait de la porte du
phare (une porte de vingt pouces d'épaisseur, blindée, verrouillée en
conséquence, et que la mer a déjà défoncée trois fois).
La bâtisse en granit qui sert de soubassement au
phare est de forme très exactement circulaire, afin d'offrir à la lame
le moins de prise possible. Une échelle de calfat se dissimule dans sa
rotondité. Je rejoignis, Le Harvaisier par ce chemin remarquablement
vertical.
- Eh ! bien ? me demanda-t-il. – Ah ! une déception.
- Vous êtes du même avis que le dernier touriste
venu avant vous.
Sur le seuil, on me présenta le registre des
visiteurs. J'eus l'honneur d'y inscrire mon nom.
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Des seigneurs d'importance variée avaient ajouté à
leurs signatures des observations mélancoliques ou enthousiastes.
L'enthousiasme, pourtant, dominait. Même s'affirmait-il avec une singulière
énergie dans ce cri d' « un instituteur en vacances » : Vive la République!
Je souris, et il me sembla que mon impression se reflétait
dans la moue narquoise de l'homme qui m'avait apporté le registre.
C'était l'un des six gardiens dont se compose la
garnison du phare Douvre.
- Pourquoi « Vive la République » ? me demandai-je
à demi-voix.
- Ah ! voilà! fit le marin.
Et il se mit à fredonner :
Allons, enfants de la Patrie, Le jour de gloire est arrivé !...
Le Harvaisier, un moment disparu, se montra.
- Dis donc, tu es bien gai, toi ! lui jeta-t-il sévèrement.
As-tu envie que je double ta punition ou que je te fasse casser ? Nous
verrons alors si tu chanteras, mon bonhomme !
Le marin s'éloigna, honteux.
Je demandai à mon ami l'explication de cette
apostrophe.
- Tout à l'heure, me répondit-il. Pour l'instant,
si vous avez des jambes, c'est l'occasion de le montrer. Je vous précède.
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A sa suite je m'engageai dans l'escalier de fer qui,
suspendu aux parois internes de l'énorme tube, déroule de bas en haut sa
longue spirale graduellement et concentriquement rétrécie. On se
croirait dans l'intérieur d'une gigantesque lorgnette.
Je n'avais pas monté vingt marches que je m'arrêtai
en disant :
- Voilà qui est bizarre... Je suis déjà venu ici !
- Hein ? fit le Harvaisier.
- Je suis déjà venu ici ! affirmai-je
Mon ami crut que je plaisantais, et, par politesse,
faisant semblant de trouver ma plaisanterie très drôle, se mit à rire.
Ce rire monta, sonore, étrangement répercuté par
un écho brisé qui expira tout à fait là-haut, contre le plancher du
fanal.
Mais moi je ne riais point. Ah ! mais non. Partagé entre la certitude d'être déjà venu
dans ce lieu et le témoignage de ma raison d'accord avec le registre des
visiteurs pour établir que j'y mettais le pied pour la première fois,
j'eus un moment d'inquiétude inoubliable...
Je dédie cette aventure aux amateurs de sensations
rares, car ,je me flatte d'en avoir, là, rencontré une d'absolument
unique, et sans m'être donné la peine de la chercher.
Il me sembla que j'étais double, que je me composais
de deux individus dont l'un, ayant déjà fait seul un premier voyage au
phare Douvre, y conduisait l'autre à présent et le pilotait. J'eus peur,
affreusement peur de ce qui se passait en moi.
-Ah ! ça, mais vous rêvez!
- Non, répondis-je c'est beaucoup plus grave. Tenez,
si vous voulez, je vais vous décrire exactement la lanterne où nous
allons aboutir, le balcon qui l'entoure, la position de la cloche de
brume... La cage du fanal évolue sur un rail de cuivre au moyen de
roulettes. Le doigt d'un enfant suffirait pour la faire tourner... Vous
voyez bien que je connais votre « bibelot », et pourtant... Faites-moi
donner une douche !
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Bloc de pierre roulé par la
mer, |
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Article signé Jean Carol - L'ILLUSTRATION DU 9 DECEMBRE 1899
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