Article signé Charles Le Goffic paru dans le monde illustré numéro 2231 du 30 décembre 1899

Le plus haut Phare de France


(Photographies Hamonic.)

 

 

 


VUE GÉNÉRALE DE L'
ÎLE VIERGE

Cinq heures du matin. Nous appareillons de l'Aber Vrach sous une aube douteuse.
Les amarres lâchées, nous filons avec le courant de dérive, qui est de trois noeuds à l'heure entre Penargucr et Saint-Cava, porté par lui plus que par nos avirons. Le but de notre excursion est à quatre milles au large : c'est l île Vierge, où l'on construit en ce moment un phare qui sera le plus haut de tous les phares de France. Celui qui tenait la tête jusqu'ici était le phare de Barfleur-Gatteville, haut de 71 mètres au-dessus du sol. Venaient ensuite la tour de Cordouan, 63 mètres; le phare d'Eckmühl, à la pointe de Penmarch, 63 mètres ; le phare de Planier, à l'entrée de Marseille, 59 mètres 05; le phare de Dunkerque, 57 mètres, le phare des Roches-Douvres, 56 mètres 50; le phare des Héaux (Côtes-du-Nord), 48 mètres 50 et le phare d'Arcachon, 47 mètres 70.
 Le phare de l'île Vierge passera de 4 mètres le plus élevé de ces phares il aura 75 mètres de haut, dont 73 mètres de maçonnerie et 2 mètres de foyer. Il mesure à sa base 16 mètres de diamètre. La profondeur des fondations est très variable; elle atteint trois mètres en quelques endroits, 80 centimètres en d'autres, suivant le plus ou moins d'épaisseur de la couche sablonneuse.
La hauteur actuelle de la construction est de 40 mètres. Commencé le 28 juillet 1897, on pense que le phare de l'île Vierge ne sera pas terminé avant deux ans.
Un peu partout, sur notre littoral, on procède à la réfection d'anciens phares ou à l'érection de nouveaux: Planier, qui commande l'entrée de Marseille, recevait il y a quelques mois un appareil de feu-éclair électrique, égal en intensité à celui du phare d'Eckmühl et dont la portée lumineuse dépasse 109 kilomètres par temps clair et 40 par temps de brume; la tour de Créac'h sera prochainement munie d'un appareil de même ordre ; la pointe de Riou, sur la Méditerranée, l'écueil de Barnouic, dans la Manche, doivent être éclairés par des feux permanents ; le phare de Sein et le phare d'Armen enfin viennent d'être complètement transformés. Une usine à gaz est installée dans l'île de Sein : elle alimente directement le feu de l'île, dont la puissance lumineuse a été portée de 20000 à 200000 bougies, et, indirectement, par un conduit souterrain menant du gazomètre de l'usine à la cale de Men-Bual, où le gaz est comprimé et emmagasiné dans les réservoirs du baliseur des Ponts et Chaussées, le phare d'Armen, construit sur une roche isolée, à sept lieues au large.
L'île Vierge, dont les feux, combinés avec ceux d'Ouessant, servent à éclairer le dangereux point de jonction de l'Océan et de la Manche, ne pouvait échapper plus longtemps à l'attention de nos ingénieurs. Débris d'un continent submergé, elle n'est séparée du « staon » de Plouguerneau que par un étroit chenal qui découvre aux basses mers d'équinoxe. Mais. cette étrave de roches, pour employer l'expression bretonne, n'a ni quai ni cale, et c'est par l'Aber Vrach encore qu'on accède le plus facîlement à l'île.


LA CARRIÈRE DE MOELLONS AU PIED DU PHARE

Un petit chemin de fer à voie étroite mène de Brest à Lannilis; d'où l'on descend à l'Aber Vrach par un raidillon de trois kilomètres. Ce chemin de fer doit être prolongé jusqu'à l'Aber Vrach même, au moyen d'un terre-plein en maçonnerie construit entre la jetée actuelle et le quai. Les navires dont le chargement est à destination de l'intérieur éviteront ainsi les frais d'un double transbordement.
La marine de guerre y trouvera son compte comme la marine marchande : le port de l'Aber Vrach est un des plus sûrs et des plus profonds de la côte bretonne. 


DÉCHARGEMENT DES MATÉRIAUX.

Abrité du large par une ceinture de rochers et d'îlots, son mouillage est utilisable en tout temps et pour les plus fortes escadres. On en a fait, à défaut de mieux, un poste de torpilleur, auquel un vieux navire de guerre, l'Obligado, ancré au fond de l'estuaire, sert de magasin de ravitaillement. Nulle défense d'ailleurs sur les rochers et les îlots d'alentour. Le fort Cézon, bâti par Vauban sur l'île du même nom, est déclassé depuis six ou sept ans; son rude donjon, badigeonné d'un grand rond blanc cerclé de noir, ne fait plus office que d'amer. Les casernes se délabrent ; l'île est louée cent francs par an ; quelques moutons y paissent aux brèches des courtines. Des batteries établies sur Cézon balayeraient pourtant toute la baie et rendraient l'Aber Vrach imprenable...
Une bordée de la Jeanne-Marie (c'est le nom de notre embarcation) nous a conduits presque au pied du fort : sa masse lourde et trapue, à pic sur les eaux, nous enveloppe d'une grande ombre circulaire. La Jeanne-Marie a toujours pour elle le courant de dérive : avec ce courant et sur avirons, on va d'ordinaire en une heure de l'Aber Vrach à l'ïle Vierge. Il nous faudra un peu plus de temps, cette fois, à cause d'une brise de « norouet » qui s'est levée sans dire gare, mais qui a du moins nettoyé la baie et dégagé l'horizon.
Nous longeons maintenant l'île Vrac, blanche et rousse comme une Océanide, puis les Stagadou, déchiquetés, tragiques, crevant la nappe marine de leurs moignons informes. Et voici que derrière la pointe de Lezenzu, pareils aux pédoncules de grandes fleurs aquatiques, les deux phares de l'île Vierge se lèvent doucement sur les eaux. Le plateau de île émerge à son tour une barricade de rochers le protège sur le nord, mais non point si solide et résistante que l'action corrosive des lames n'y ait ouvert çà et là des brèches soudaines, d'étroits couloirs, où le vent du large s'engouffre rageusement.
 
La Jeanne-Marie glisse comme une couleuvre entre les roches; le patron commande de carguer les voîles, et, quelques secondes après, nous accostons la jetée en eau profonde qui donne directement accès au nouveau phare. Mon programme de voyage à l'île Vierge comportait d'abord une excursion dans l'île. Le gardien du phare devait me servir de guide dans cette excursion. Il y consentit en effet; mais la monotonie du paysage nous eut vite ramenés à notre point de départ. Imaginez sur les eaux un grand socle de granit, et, sur la plate-forme de ce socle, un extraordinaire quadrillage de petites crevasses qui, courant autour d'un gazon couleur de rouille, particulièrement fin et serré, en isolent toutes les touffes et les font ressembler à des boursouflures.
Et, de fait, on y enfonce jusqu'à la cheville. C'est que le sol de l'île n'a aucune consistance : la couche végétale est si mince qu'elle se détache au moindre effort. Des essais de plantation de pin, n'ont pu réussir à la fixer. Derrière un mur circulaire, les gardiens du phare font pousser à grand'peine des pommes de terre et quelques légumes. Un figuier, seul arbre de l'île, tord dans un coin ses bras rabougris. Encore n'a-t-il pu s'élever au-dessus du mur ; dès qu'il le dépasse, le vent rase impitoyablement ses branches.
-Triste séjour en temps ordinaire, m'avoue mon guide. Tout en causant, nous nous sommes approchés des baraquements en planches qui bordent le chantier. Le gardien me quitte après m'avoir présenté à un contremaître, qui, fort aimablement, se met à ma disposition pour la visite des lieux. Il m'apprend que sept maçons et dix-huit manoeuvres sont actuellement occupés dans les chantiers. Les maçons viennent du cap Sizun, qui est renommé en Bretagne pour l'excellence de ses ouvriers. Payés à raison de 4fr50 par jour, ils habitent l'île été comme hiver. L'entrepreneur des travaux, M. Le Corre, a fait construire pour eux ces baraquements en planches où nous venons de pénétrer et qui comprennent un rez-de-chaussée, garni de tables et de bancs, servant de réfectoire, et un grenier, meublé de lits de fer, servant de dortoir. Une cantine est annexée aux baraquements contre une faible somme mensuelle de huit francs, les maçons y font tremper leur soupe trois fois par jour. Quant aux manoeuvres, qui sont presque tous des pêcheurs sans emploi, leur salaire varie entre 2 fr et 2 fr50. La plupart sont de Plouguerneau; ils apportent leurs provisions avec eux et une barque les ramène à terre chaque soir. Voulez-vous maintenant visiter les travaux ? me demande le contremaître.

LA CARRIÈRE DE MOELLONS AU PIED DU PHARE.

J'accepte sans me faire prier et nous nous dirigeons ensemble vers le nouveau phare.
Haut déjà de 40 mètres, il se composera d'une grande tour ronde, isolée, avec un escalier intérieur en granit menant à la lanterne. Son appareil focal, éclairé au gaz, sera de premier ordre. L'ancien phare ne sera pas démoli; ses bâtiments serviront d'habitation aux gardiens. Les moellons entrant dans la construction du nouveau phare sont extraits de l'île même; mais toutes les pierres taillées du revêtement extérieur et interne sont en granit de Kersanton et viennent des célèbres carrières de Logona-Daoulas. Chacune de ces pierres, numérotée à l'encre rouge, s'encastre exactement dans les pierres voisines : le phare ne fait ainsi qu'un bloc unique. M. Heurté, conducteur des Ponts et Chaussées, a été chargé par l'administration de la surveillance des travaux. Il est absent aujourd'hui, me dit le contremaître. Mais de la plate-forme actuelle du phare, je pourrai me rendre compte par moi-même de l'état de la construction.


LA CANTINE.

Deux cents marches à grimper, bordées par le vide gare au vertige et aux faux pas! Mais quelle compensation une fois là-haut ! Le paysage de mer qu'on embrasse de cette plate-forme est vraiment incomparable. La vue s'étend sur vingt lieues d'horizon. Et telle est la magie du spectacle qu'il me faut faire violence pour ramener les yeux vers le pied du phare. Là non plus pourtant, et quoique d'une autre sorte, le spectacle ne manque pas d'intérêt. Tout le chantier s'étale devant nous: c'est un encombrement de matériaux hétéroclites, pierres taillées, barils vides, sacs de ciment, seaux, brouettes, madriers, etc. Un bourdonnement de ruche humaine monte jusqu'à nous, mêlé au ronflement de la chaufferie et au grincement (les treuils; les wagonnets courent sur leurs rails. Dans un coin du chantier, un cheval maigre tourne mélancoliquement la meule d'un pressoir à mortier: L'île en effet ne fournit pas d'eau douce et il faut l'apporter du continent.
Hélas! il en faut apporter bien d'autres choses, tous les matériaux et jusqu'au pain des ouvriers. On peut juger par là des difficultés et de la lenteur d'un travail comme celui qu'on exécute en ce moment à fîle Vierge. L'endurance et la ténacité des ouvriers bretons viendront quand même à bout de cette rude besogne. Une fois terminé, le phare de l'ïle Vierge sera certainement un des plus beaux du monde.

Charles Le Goffic

Article paru dans le monde illustré numéro 2231 du 30 décembre 1899