Article paru dans l'Illustration en date du 27 juin 1896 - Numéro 2783

AUTOUR D'OUESSANT

(A propos du naufrage du Drummond-Cast1e.)

Phare de l'Ile de Sein - Tevennec - Phare de la Vieille.  Baie des Trépassés.

 

 

 

Dans la nuit du 17 au 18 juin, vers minuit, un grand paquebot anglais, le Drummnond-Castle, revenant du Cap en Angleterre, s'est perdu. corps et biens, sur les Pierres-Vertes, écueils avoisinant l'ïle de Molène, près d'Ouessant.
Des 230 personnes qu'il portait, trois seulement ont pu être recueillies vivantes. Le reste, équipage et passagers, a été englouti avec le navire, qui a coulé par 60 mètres de fond, trois minutes après avoir donné sur les roches. Le naufrage parait dû à une erreur de route du capitaine, qui venait reconnaître Ouessant, après la traversée du golfe de Gascogne.
Tel est, brièvement résumé, le drame maritime qui vient de s'ajouter à tant d'autres, survenus dans les mêmes parages.
Voici maintenant un texte qui, en présence de ce sinistre, parait une véritable prophétie. Il est emprunté aux instructions nautiques de l'hydrographie française.
Attention. - « Nous ne pouvons nous dispenser d'insister sur le danger que courent les bâtiments qui, venant doubler Ouessant en partant de la côte d'Espagne, ne prennent pas la précaution de sonder.
« Chaque année, il se perd, par temps de brume, un grand nombre de navires, soit sur les dangers dans l'ouest de l'île de Molène, soit à la pointe sud-ouest d' Ouessant. Cela vient de ce que les capitaines de ces navires ont donné la route sans s'inquiéter du moment de la marée auquel ils doivent passer à l'ouvert de l'Iroise, dans l'espace compris entre l'extrémité de la chaussée de Sein et la pointe ouest de l'île d'Ouessant... Si on s'est trouvé doubler la chaussée de Sein peu avant ou après la basse mer à Brest et qu'on ait continué à faire route pour passer à 2 ou 3 milles à l'ouest d'Ouessant, on est entraîné par un courant de 5 à 7 nœuds portant au nord-est dans le Fromveur et l'on se perd sans avoir rien vu jusque-là sur les dangers avoisinant Ouessant et l'île de Molène. »
Notre carte des abords de Brest montre la direction de ce courant qui se produit au moment on la marée, basse à Brest, est montante au large. Or, l'Annuaire des marées de 1896 donne, pour le 17 juin, minuit 42 minutes comme heure de la basse mer à Brest. Au moment où le Drummond-Castle approchait d'Ouessant, le courant de marée signalé dans les instructions était donc dans toute sa force : le danger était imminent. Comment un marin expérimenté, comme ceux qui commandent ces grands paquebots, a-t-il pu conduire son navire à un désastre certain, prévu et défini avec une telle précision ? C'est le secret de l'abîme. Quoi qu'il en soit, si le capitaine anglais s'est trompé, ce n'est pas faute d'avoir été averti, on vient de le voir. Nous allons montrer à ce propos les phénomènes extraordinaires dont cette région inhospitalière est le théâtre, et ce qui a été fait pour les rendre moins dangereux.
Avez-vous jamais regardé l'eau couler sous un pont? Si l'allure de la rivière est quelque peu rapide, chaque pile fait l'effet de la proue d'un navire en marche : la nappe liquide, à son approche, se ride d'ondulations qui s'accentuent, progressivement, en un gros bourrelet frangé d'écume. 

Celui-ci descend, des deux côtés de la muraille, pour remonter un peu plus loin, en volute mugissante, et le fleuve, tranquille jusque-là, devient, au passage rétréci des arches, un torrent impétueux. 
 

Un phénomène semblable, mais de proportions grandioses, se produit sur les côtes de l'Océan, à l'entrée de la Manche. La presqu'île de Bretagne et la pointe de Cornouailles sont placées là, à l'extrémité de l'Europe, comme les deux piles d'un pont sans tablier, des deux côtés du bras de mer qui sépare la France de l'Angleterre. A chaque marée, la montée des eaux de l'Atlantique arrive dans cette échancrure et y forme un fleuve marin qui va, pendant six heures, se déverser dans la mer du Nord, puis redescend vers l'Océan pendant les six heures suivantes.
Chaque jour, à mer montante, ce fleuve gigantesque vient se heurter sur la presqu'île bretonne. Sous ses assauts, répétés depuis des siècles, le granit de la vieille Armorique s'est creusé de baies profondes, déchiqueté en îlots, en rochers semés à plusieurs lieues au large. La carte des abords de Brest montre cette mer hérissée d'écueils d'autant plus redoutables que le courant porte directement sur eux.

 

Sur la chaussée de Sein, dans le Fromveur, sur les Pierres-Vertes, ce courant atteint 15 kilomètres à l'heure en grande marée. S'il est contrarié par le vent, la mer devient furieuse et forme des lames monstrueuses qui engloutissent, les plus forts navires. S'il fait calme, le danger n'est guère moindre. Supposons un vapeur arrivant, comme le Drummond-Castle, de la côte d'Espagne, pour reconnaître Ouessant, et croyant faire route sur Plymouth, comme l'indique la ligne pointillée du croquis ci-dessous. 

Pour aller, au phare on vous met la ceinture de sauvetage.

A mesure qu'il approche d'Ouessant, il est entraîné dans l'est par le courant, et si la vue de la terre ne lui a pas permis de rectifier sa toute, il va se perdre sur les Pierres-Vertes en croyant toujours, d'après son compas, passer au large d'Ouessant.
Ajoutons que, pendant un tiers de l'année, des brumes intenses enveloppent ces parages, et l'on comprendra la terreur qu'ils inspirèrent pendant des siècles et les noms sinistres de cette région maudite, où le fond de la mer est pavé de carcasses de navires et de cadavres de marins.
C'est ce pays-là que, depuis ces quarante dernières années, les Ponts et Chaussées ont entrepris de baliser et d'éclairer. Et cela de telle façon que l'on compte aujourd'hui quarante-huit feux de l'île du Four, à Audierne, que la navigation y est plus facile et plus sûre la nuit que le jour, si bien que les vapeurs allant, d'Angleterre en Espagne prennent aujourd'hui, par temps clair, le passage du Four et le Raz de Sein, plutôt que le large d'Ouessant, pour abréger leur route. Mais il reste toujours le danger de la brume, de la terrible brume survenant tout à coup au milieu du plus beau jour, de la nuit d'été la plus limpide, et couvrant la mer de ses ténèbres blanches, impénétrables aux phares électriques les plus puissants...
Comme nous le disons plus haut, les navires arrivant du large doivent reconnaître Ouessant avant d'entrer en Manche, s'ils viennent du sud Atlantique ou de la côté d'Espagne. Dans ce dernier cas, le premier danger à éviter pour eux, c'est la chaussée de Sein, chaîne de roches qui se projette en plein Océan à près de 20 kilomètres à l'ouest de l'île de Sein, située elle-même à 10 kilomètres environ de la pointe du Raz. Le courant de marée portant transversalement sur la chaussée, il était de la plus haute importance de la signaler au loin par des phares à grande portée. La construction de ces phares avait été relativement  facile sur la pointe du Raz et l'Ile de Sein ; mais, à partir de cette dernière, la dangereuse chaussée se compose de roches à fleur d'eau, sorte d'aiguilles entourées de grandes profondeurs et pour la plupart inabordables. Une seule d'entre elles, Ar-men, paraissait pouvoir servir de base à un édifice solide.
Elle peut présenter 7 à 8 mètres de largeur sur 12 à 15 de long, lors des plus basses marées, dont elle dépasse à peine le niveau de 1m50. Complètement à pic sur la face est qui regarde l'île, elle s'abaisse en pentes inégales de l'autre côté. Jusqu'en 1866, malgré (le nombreuses tentatives, personne n'avale pu en approcher à plus de 15 mètres, à cause du courant qui la balaie de ses remous. Enfin, le syndic es gens de mer de l'île de Sein y aborda,  prit des échantillons de la pierre, et l'on commença en 1867 ce que la commission des phares elle-même appelait des essais de construction. Il s'agissait, avant de bâtir la tour, de consolider la base même sur laquelle elle devait s'élever, dans un endroit où les ouvriers, couchés à plat ventre à même l'écueil. ne pouvaient travailler que d'une main, l'autre leur servant à se cramponner pour n'être pas emportés par les lames, tandis qu'un homme en vigie signalait les coups de mer. Souvent, des accidents se produisirent.. A la fin de 1867, on avait pu accoster à sept reprises, et travailler huit heures en tout !

Le visiteur suspendu au va-et-vient. 

En 1869, on avait, fini de percer dans la roche les trous de fleurets destinés à recevoir les scellements en fer qui devaient retenir la construction et consolider le rocher, après vingt-trois accostages et vingt-six heures de travail effectif durant deux années.
Ar-men fut enfin terminé en 1892, après trente deux ans d'études et d'efforts ! Là, les ingénieurs s'étaient succédé rapidement, vaincus sans doute par les maladies contractées pour ainsi dire entre deux eaux. Seul, grâce à sa vigoureuse constitution, M. Probesteau, conducteur chef de chantier, avait pu tenir sur la brèche depuis 1871 jusqu'à la fin.

Voilà donc l'ouvrage terminé : les navires qui passent au large le voient s'élever, sans support apparent, à 29 m. 80 au dessus des hautes mers, sa base étant à 6 mètres environ au-dessus de leur niveau. On commence à deviner que l'accostage n'en est pas aisé! Et pourtant, il faut bien aller relever les veilleurs de garde dans la tour, et les ravitailler de temps en temps. Que l'on se figure, par un temps calme (autrement il n'y a pas moyen d'approcher), le solide vapeur des ponts et chaussées à l'ancre au milieu du courant le plus près possible du phare et roulant dans la houle incessante, même par beau temps. Pour résister au courant, il « met sa machine sur ses chaînes », c'est-à-dire qu'il est obligé de faire marche en avant pour se maintenir arrêté, en tenant tête au courant. De la tour, on lance dans les remous une ligne de loch que l'on cherche à repêcher du bord à l'aide d'un grappin au bout d'une corde. Quand c'est fait, non sans peine, on amarre la ligne en tête du mât de misaine, et l'on installe là-dessus le va-et-vient qui fait partie du gracieux système de débarquement représenté par nos gravures.

Le phare d'Ar-men à mi-marëe

Article paru dans l'Illustration en date du 27 juin 1896 - Numéro 2783