AVEC LES SENTINELLES DE L'OCEAN
une enquête de Maurice Quayne
 "Lectures pour tous" N°104 - Août 1962
Conserver dans la saumure le corps d'un camarade, ce n'est peut-ète pas une pratique courante chez les gardiens de Phares. C'est en tout cas celle qu'imagina par une nuit d'hiver bouleversée le gardien Le Roy, du phare des Roches-Douvres, à 20 milles marins au large des Côtes-du-Nord. A la suite d'un faux pas, son collègue Jean-René Mével était venu s'écraser au pied de la tour, à 40 mètres en contrebas. Le Roy avait tiré le cadavre hors de l'atteinte de la mer. Puis il avait multiplié les signaux, lancé des fusées. Au matin, il avait hissé le drapeau noir, signe de détresse. En vain ! Aucun bateau n'était venu affronter le gros temps dans les parages des Roches-Douvres. Seul, le ravitailleur Fresnel devait passer le 18 janvier. Mais on était le 5 !
Il fallait pourtant garder la victime pour une sépulture chrétienne en bonne terre bretonne, et peut-être, qui sait, pour l'enquête ? Le Roy avait placé le corps disloqué au fond d'un bac à pétrole vide. Puis il l'avait couvert de sel, patiemment gratté sur les roches.
Il y avait bien un troisième gardien, mais, sur le contrecoup du terrible accident, la raison de ce troisième homme avait brusquement chancelé. Et Leroy avait vécu douze longs jours de cauchemar, dans la tempête, assurant seul le service du phare, entre un demi-fou et un mort.
. — N'oubliez pas que cela se passait en 1893 ! me dit l'ingénieur Balcou. A présent, nos phares sont équipés d'émetteurs ondes courtes. Les secours leur parviennent vite !
Sous nos pieds, le plancher de La Horaine monte et descend au gré des lames qu'elle affronte. C'est une jolie vedette blanche, servie par un équipage de durs à cuire, et qui assure le service des phares dans le secteur des Côtes-du-Nord. Il fait beau. Les drisses chantent dans le vent. Depuis bientôt une heure, nous piquons droit sur la haute mer.
— Arrivés au phare des Héaux, nous mettrons cap à l'ouest, dit l'ingénieur.
L'ingénieur subdivisionnaire Balcou  — yeux bleus, teint hâlé, ancien homme de mer — dirige le Parc des Phares et Balises de Lézardrieux, établi sur ce merveilleux fjord du Trieux, qui sinue sur une quinzaine de kilomètres, dans l'odeur des pins, des fleurs sauvages et de la mer. Depuis la veille, il me promène parmi les installations maritimes, les ateliers de menuiserie, de mécanique et de peinture, les appontements, les installations radio. Tout ce qu'il faut en somme pour servir de base à cette escadre immobile dont est il l'amiral : cinq grands phares de pleine mer, répartis au large de 200 kilomètres de côtes, et qu'escortent, au hasard récifs et des passes, une quarantaine d'unités moindres : phares et feux de balisage, bouées, feux de port...
— En tout cas, dit-il, si vous voulez d'autres histoires dans le genre de celle du gardien Le Roy...
— Merci ! Je n'ai nulle envie de parler du phare-épouvantail, tel qu'on le rencontre dans la littérature du type «mer cruelle ›. Ce qui m'intéresse, c'est le travail de vos gardiens, et c'est leur vie tous les jours !
— Vous avez raison. Ils détestent qu'on parle d' « héroïsme ». Ils exercent en fait des fonctions précises, dans un cadre banalement administratif. Chaque métier offre ses inconvénients. Pour eux, c'est l'isolement, l'éloignement périodique du foyer, et, selon l'état de la mer, les difficultés de relève. C'est tout !

Il sourit :
— Et pourtant, il leur arrive quand même de faire de l'héroïsme !
A présent, La Horaine fait route dans une zone de remous et de courants. Elle nous secoue sans ménagements. Appuyé au rouf, mon photographe manipule ses appareils. Je le trouve un peu pâlot. Moi, je n'ai jamais eu le mal de mer. Jamais !
Pourtant, c'est curieux ! Depuis un moment, les explications de l'ingénieur me parviennent au sein d'une sorte de brume. Sans raison, les choses ont changé de couleur. Et voilà qu'il me regarde d'un air bizarre :
- Ça ne va pas ?
- Mais si, ça va très bien !
Qu'a-t-il donc vu sur mon visage ? Je me sens normal, parfaitement normal. Pas comme ce pauvre photographe, là-bas, sur l'avant, de plus en plus pâle, de plus en plus vert !...
- Voici le programme, dit l'ingénieur. D'abord, nous passons devant le phare des Héaux, puis nous gagnons celui des Sept-Iles. Trois heures de mer. Nous ne faisons que le saluer, et nous poussons jusqu'au phare des Triagoz, à une heure de mer plus loin. Nous nous y arrêtons un moment, et nous revenons ensuite aux Sept-Iles...
- Merveilleux ! dis-je, d'une voix sourde.
Cinq heures de promenade en mer ! En vacances, on paie pour cela. Dommage qu'il y ait tous ces remous ! Le bateau tangue, roule bord sur bord.
- Nous sommes dans les parages de la Moisie, explique l'ingénieur. Un nauvais récif ! Les courants se contrarient. 
Là-bas, le photographe est penché sur la lisse d'une façon suspecte.
- Vous avez pris des vivres ? questionne l'ingénieur.
J'esquisse un geste vers la sacoche que nous avons garnie de victuailles : charcuterie, fromage, fruits, pain et deux superbes biftecks. Mais la seule mention de vivres déclenche en moi un curieux processus. J'ai soudain l'impression que mon estomac lutte pour remonter dans mon œsophage.
— Excusez-moi, dit l'ingénieur. J'ai du travail sur l'arrière !
Il s'éloigne. Bizarre comme les gens de mer savent lire sur votre visage l'approche de certains phénomènes ! Je m'accroche à la lisse. Je me sens vraiment drôle !
— Le phare des Héaux ! me crie un matelot.
Avec difficulté, je tourne la tète vers la haute tour plantée sur un récif et qui fut un temps le phare le plus élevé de France. Là-bas, le photographe le mitraille selon un rythme original : une nausée, une photographie ; un haut-le-cœur, un cliché... Mais j'ai à peine le temps de regarder fonctionner ce héros obscur ; un vertige m'empoigne, me bascule par-dessus la lisse. Une expérience de plus dans ma vie : je connais enfin le mal de mer ! Et le bougre, à présent qu'il me tient, me fait payer en une seule fois tous mes dédains passés. Il me broie, me malaxe, me vide. Au bout d'un temps interminable, il me laisse tout juste assez de forces pour longer le pont mouvant sur deux jambes en vieux coton, plonger dans le poste d'équipage et m'affaler sur une banquette où je reste étendu, lamentable, pitoyable...
— Vous voulez voir la réserve ornithologique ?
C'est l'ingénieur Balcon qui me questionne soudain, penché sur l'écoutille.
Sous les auspices du prince Murat, un des îlots de l'archipel des Sept-Iles est devenu une réserve protégée, où les migrateurs se reposent et où les oiseaux de mer viennent nidifier. Spectacle extraordinaire, parait-il. que de voir goélands et fous de Bassan harceler de leur vol l'île qui, parfois, sous leurs rangs serrés, apparaît d'une blancheur de neige.
Un sansonnet anémique élève une voix geignarde au fond de mon gosier
-- N... on ! N... on !
Au diable, les goélands ! Au diable, les fous de Bassan ! Pour rien au monde je ne monterais les voir, même si chacun d'eux, en survolant le pont, y laissait choir à mon intention un oeuf en or massif ! Je songe avec désespoir au terrifiant programme de l'ingénieur Balcou : passer d'abord en vue du phare des Sept-Iles, pousser ensuite jusqu'aux Triagoz, puis revenir seulement alors aux Sept-Iles pour y débarquer... C'est sans doute là qu'on ensevelira ma dépouille, à moins qu'on ne la confie aux flots, dans l'émouvant rituel de la mer...
Soudain — au bout de quelle éternité ? — une tète de matelot se découpe sur le carré de ciel. Et ce doit être celle l'Archange Gabriel, car les mots qu'il prononce forment une musique divine :
— Monsieur l'ingénieur demande si vous voulez vous arrêter tout de suite aux Sept-Iles, sans aller aux Triagoz.
Si proche, brusquement, la fin du calvaire ? Du coup, le sansonnet retrouve sa voix dans un coin de mon larynx et la sort sous forme de filet :
— 0... ui ! tout de suite
J'éprouve les impressions d'un damné à qui on annoncerait de but en blanc que, par faveur spéciale, il est muté au Paradis. Bientôt, le bateau ralentit sa marche. Le balancement diminue.
— Les Sept-Iles ! On y est !
Un reste de volonté me dresse, tant bien que mal sur mes jambes en flanelle. Je gravis l'échelle, émerge par l'écoutille. A la façon dont les autres me dévisagent. je comprends qu'ils croient voir surgir le spectre d'un péri en mer. Je regarde le photographe. Il arbore un teint d'endive blême ; mais il tient debout. Devant mon nez, montent et descendent. au gré du ressac, de gros barreaux rouillés, scellés dans le mur d'un débarcadère. Je m'y accroche. Une force obscure me les fait gravir. Me voici debout sur le quai. Autour de moi s'étend une petite île, que couronne, dressée sur une colline rocailleuse, une construction de Granit.

 

On transborde le ravitaillement apporté par la vedette de relève (en haut). Les génératrices au gas-oil du phare des Sept-iles ont belle allure (au milieu), mais celles du phare des Roches-Douvres sont monumentales (en bas).

Le phare fonctionnait au charbon

Monter à cheval, par un chemin en spirale, jusqu'à la lanterne d'un phare de 500 mètres, voilà, parait-il, l'exploit peu banal qu'on pouvait réaliser couramment avec le phare d'Alexandrie, construit en 285 AC par l'architecte Sostrate, sur l'ordre du roi Ptolémée Philadelphe. Cette super-Tour Eiffel de pierre se dressait sur l'île de Pharos, à l'entrée du grand port égyptien. Et l'on comprend aisément qu'avec un ancêtre de cette faille tous les édifices destinés à apporter leur lumière aux navigateurs aient reçu, depuis lors, le nom de "phares".
Pourtant, ce monument, classé par les services de l'époque au nombre des Sept Merveilles du Monde, ressemblait, si l'on peut dire, au Corbeau de La Fontaine. Le ramage ne correspondait pas au plumage : la vertigineuse lanterne n'abritait qu'un feu de bois ! Et il en fut ainsi tout au long des deux millénaires qui suivirent. Qu'ils aient été de Gènes ou de Marseille, d'Eddystone ou de Cordouan, les phares se couronnaient de feux de la Saint-Jean, qui souvent s'éteignaient sous lapluie, et auxquels on adjoignit plus tard l'appoint inattendu de la houille. Les phares fonctionnèrent au charbon, comme des locomotives. Du moins produisaient-ils une abondante fumée. Ce qui les rendait visibles de très loin pendant les heures diurnes, mais correspondait mal à l'idée qu'on peut se faire de la raison d'ètre d'un phare.
Vint le XVIII siècle. Le siècle des Lumières se devait de faire quelque chose pour améliorer celle des phares. Au bois flambant et à la houille, on substitua d'abord des chandelles de suif, groupées à l'intérieur d'une lanterne vitrée. A cette tentative d'éclairer la mer à la bougie, succéda le recours aux lampes à huile, ce qui pourrait sembler progrès discutable, si l'ingénieur Teulère n'avait eu l'idée d'en concentrer et diriger l'éclat grâce à l'emploi judicieux d'un fort miroir parabolique.
Equipé de la sorte, le phare de Cordouan, à l'entrée de l'estuaire de la Gironde, fit sensation. Inconvénient : la direction du feu était fixe. On ne le voyait que d'un seul point. On imagina alors un mouvement d'horlogerie qui permit, par rotation du système éclairant, une distribution équitable du flux lumineux dans tous les azimuts. Malheureusement, le miroir était gourmand. Il absorbait sans scrupule une bonne moitié de la lumière, déjà parcimonieuse, qu'on le chargeait de réfléchir. Il fallait trouver mieux que ce goinfre.

Autour des côtes trois cercles de lumières

Le soir du 28 août 1822, les Parisiens ébahis virent tourner sur le faîte de l'Arc de Triomphe un système optique de phare, qui inondait de feux pivotants les douze avenues rayonnant autour de la place de l'Étoile. C'était le phare de Cordouan qui éclairait ainsi les Champs Elysées ; mais un phare de Cordouan new-look, aboutissement des travaux du jeune physicien Augustin Fresnel, secondé par l'habileté d'un opticien au nom prédestiné de Soleil.
Au cours du siècle précédent, le pompeux Buffon, caressant pensivement ses manchettes, avait émis l'opinion que la plus noble conquête du phare pourrait bien être la lentille de verre. Fresnel, creusant l'idée, imagina la lentille à échelons prismatiques, qui concentre la lumière en un seul faisceau horizontal, et l'envoie droit sur l'horizon. Moins goulu que le miroir concave, le nouveau système se contentait d'un modeste prélèvement d'un petit vingtième de la lumière émise, et laissait donc 95 p. 100 des rayons poursuivre leur route dans la nuit.
Restait à améliorer la source lumineuse. A la mèche plate de la lampe à huile, le Genevois Argand substitua la mèche cylindrique à double courant d'air, dont le pharmacien Quinquet devait sans vergogne s'attribuer la gloire. Carcel améliora la chose en faisant en sorte qu'une quantité d'huile surabondante évite à la mèche une carbonisation trop rapide. Puis Fresnel et Arago imaginèrent le bec à plusieurs mèches concentriques, alimentées par de petites pompes. On employa l'huile de colza, l'huile de schiste, ou le pétrole.
L'emploi du bec Auer, au gaz d'huile comprimé, vint bientôt tripler la puissance des phares. En 1863, l'arc électrique apparut. En 1881, il commença à se répandre. Et les lourdes optiques, pivotant sur galets, furent installées, maintenues par des flotteurs, sur des cuves à mercure, oit il suffit d'un doigt d'enfant pour les faire tourner.
Parallèlement, l'équipement en phares se poursuivit, entourant les côtes de France de trois cercles de lumières. D'abord les phares de grande portée, ou de grand atterrage, établis sur des caps ou des îles de pleine mer, de façon que l'un deux au moins soit toujours visible du navire arrivant du grand large. Puis les phares de second ou de troisième ordre, pour la plupart de balisage, signalant les approches de la côte, les récifs, ou les alignements à prendre. Enfin les différents feux de passes et de port.
Et tous ces phares se distinguant les uns des autres dans un secteur donné, offrant chacun sa caractéristique précise permettant de l'identifier. Phares à feux fixes, phares à éclats, phares à occultations, phares scintillants, distribuant dans la nuit leur feux codifiés, répertoriés, et consignés dans ce Livre des Feux que possèdent tous les commandants de navires.
Les plus puissants sont évidemment les phares de grand atterrage, visibles à plus de 50 kilonières en mer. Mais leurs éclats portent en fait beaucoup plus loin, par-delà la courbure de l'horizon. A tel point qu'un navire entrant dans la Manche par nuit claire, en provenance de l'Atlantique, peut apercevoir à la fois, sur bâbord, le phare du cap Lizard, au bout de la presqu'île anglaise de Cornouailles, et sur tribord le phare d'Ouessant, à l'extrémité du Finistère, alors qu'il se trouve pourtant à 100 kilomètres de chacun d'eux.

Vingt-cinq ans de mal de mer

Le travail du gardien de phare comporte les tâches les plus diverses, des communications radio (en haut) aux soins apportés aux enfilades de batteries (au milieu) sans oublier les petites corvées ménagères (en bas).

— Alors ? Ça va ?
Yves Corlouër apprécie de l'oeil l'effet des comprimés qu'il m'a administrés une heure plus tôt. C'est un grand gaillard costaud, le torse moulé dans un chandail bleu, casquette de marin sur la tète. Il parait dix ans de moins que ses quarante-neuf ans. Il est gardien de phare auxiliaire.
— Impossible d'être titulaire, m'a-t-il expliqué. Je suis déjà retraité de la Royale !
Pour les gens de mer, la Marine Nationale restera toujours « la Royale », comme aux beaux temps de la fleur de lis.
- Ça va ! dis-je. Merci.
- Il n'y a pas de déshonneur à souffrir du mal de mer, fait-il. J'ai connu un gardien qui était malade comme un chien, à chaque relève. Ça a duré comme ça vingt-cinq ans. Mais, le jour de sa retraite, quand le bateau est venu le ramener à terre pour toujours, il était si occupé à faire des signaux d'adieu à ses deux collègues restés sur son phare, qu'il en a complètement oublié le mal de mer. C'est bien la seule relève de sa carrière où il n'ait pas été malade. Et c'était la dernière !
Des deux heures précédentes, il ne reste qu'un souvenir confus. Comment suis-je parvenu au phare ? Mystère ! Peut-être à califourchon sur le dos de Corlouër ? En tout cas, l'ingénieur Balcou a disparu, la vedette s'est évanouie sur la mer. Il n'y a plus que les flots, le vent, le soleil, le cri aigre des goélands. Le photographe a repris du poil de la bête. Je l'aperçois, par la fenêtre, qui saute de roche en roche comme un farfadet, mitraillant le phare sous tous les angles...
— Alors, on va faire la visite '?
Le second gardien, Alexis Berezai, vient de faire son entrée. Teint coloré, oeil malin, il soulève de temps en temps sa casquette bleue sur un crâne luisant qu'entourent des cheveux déjà blanchis.

Debout à l'avant de la vedette, Yves Le Quément regarde s'approcher le phare des Roches-Douvres, où il va prendre son tour de garde pour vingt jours. Un peu plus tard (ci-contre), du haut de la vertigi­neuse lanterne, le débarcadère où il aura pris pied lui paraîtra ridicule. Phtos Lectures pour tous -B tardy

Yves Even, gardien-chef des Roches-Douvres, est installé devant le pupitre du radiophare (ci-contre), tandis que le gardien Jean Cajean scrute la mer à la jumelle.

Au travail à plus de quinze mètres au-dessus du sol, Yves Corlouër semble se livrer à un numéro de haute école sur l'éolienne du phare des Sept-files, dont l'immense hélice siffle à quelques pouces de sa tête.

 


Vingt-cinq ans de service aux Phares, et la retraite dans cinq ans.
— D'accord ! dis-je. Voyons d'abord l'extérieur !
Un couloir, une porte, quelques marches, puis une rampe en pente douce. Nous voici sur un étroit plateau abondamment venté, couvert d'une végétation insulaire, rabougrie. Un chapelet d'îlots s'éloigne vers le nord-est. A 60 mètres environ sur la gauche, au sommet d'une colonne de béton, l'immense hélice d'une éolienne siffle dans le vent. Devant moi, de belles constructions de granit, que surmonte un phare tout neuf.
Le phare des Sept-Iles n'a rien d'un colosse. Sa tour grise, haute d'une vingtaine de mètres, que couronne une lanterne noire, n'offre qu'un lointain rapport avec son ancêtre le phare d'Alexandrie. Mais ça lui suffit : le sommet rocheux de 40 mètres d'altitude sur lequel il se dresse le met à égalité avec les plus hautes tours. Son feu brille à 57m.50 au-dessus de la mer, ce qui lui assure une portée de 26 milles marins, pas loin de 50 kilomètres.
—A présent, fait Berezai, venez voir l'intérieur !
Vrai ! Cette maison sur la mer ne correspond guère à l'idée que je me faisais des installations d'un phare. Couloirs au carrelage méticuleusement propre, pièces dont le beau parquet à lames contrariées étincelle de cire, cuisine, salle de séjour, installations sanitaires, bureau. Une salle des machines, nette comme une centrale modèle réduit, où trônent les puissantes génératrices au gas-oil.
- Et, pourtant, nous marchons au vent ! dit Corlouër. L'éolienne que vous avez vue dehors nous fournit 78 p. 100 de notre courant 110 volts. Le mois dernier, nous avons consommé 6 litres de gas-oil, en tout et pour tout. Il y a toujours beaucoup de vent, aux Sept-Iles !
Je regarde, derrière son dos, les vastes armoires de commande, bardées de cadrans, de manettes, de voyants lumineux. Une porte s'ouvre sur un atelier. Une autre donne accès à une salle où des régiments de batteries bouillonnent en faisant des bulles à qui mieux mieux. Partout, d'immenses fenêtres pleines de lumière et de ciel...

Une spirale de 335 marches coupée de portes palières destinées à s'ouvrir sur un problé­matique ascenseur, tel est l'escalier qui conduit à la lanterne du phare des Roches-Douvres.

Dans un recoin du vestibule, sorte de chapelle au flanc d'un cloître, est posé, comme sur un autel, un gros livre aux allures d'antiphonaire.i 
— Notre livre d'or, dit le gardien. Inscrivez-y votre nom ; signez. Vous serez bonne compagnie !
Il ouvre le meuble, y prend un livre tout semblable, mais à la couverture lasse, au papier jauni :
- Regardez !
Le livre porte la date de 1849. Sur une des pages, parmi des kyrielles d'autres nomss, le lis la mention manuscrite : "7 août. George Sand, auteur ». suivie la signature de l'écrivain de La Mare
Diable.
Tout près, sous une arche qu'éclaire une le lumière mystérieuse, s'ébauche loi-ce d'un escalier de pierre :
Montons !Un vieux rêve de garçonnet va se réaliser. Je vais accéder à la lanterne d'un phare ! L'escalier tourne sur lui-même, propre comme un sou neuf. Encore quelques marches : voici la lanterne ! Et j'ai l'impression curieuse de pénétrer dans une chambre à coucher, où dormirait un être silencieux et immobile. Sur les vastes vitres sont tendus des rideaux. Au centre, un socle monumental, l'optique repose, invisible, sous une housse.
- Ces rideaux et cette housse protègent les coûteuses lentilles contre les rayons solaires. m'explique Corlouër. Le règlement impose de ne les enlever qu'après le coucher du soleil, et de les replacer avant l'aurore.
En somme, quand l'optique a terminé son travail nocturne, on lui enfile son pyjama, on tire les rideaux sur sa fenêtre, et on la laisse dormir jusqu'au soir.
— Jetez-y, un petit coup d'oeil ! dit le gardien.
Il retire la housse. L'optique surgit, dans sa nudité de cristal, pareille à un colossal diamant où s'éveillent aussitôt mille arcs-en-ciel. Voici enfin, sous mes yeux, les fameuses lentilles de Fresnel, avec leur épaisse loupe centrale, qu'entourent les anneaux prismatiques, et, plus loin, les anneaux catadioptriques indépendants, qui achèvent de capter la lumière pour la concentrer en faisceau unique.
— Regardez l'intérieur !
Un des panneaux de verre pivote sur des gonds. L'optique s'ouvre tel un tabernacle. A l'intérieur se dresse une grosse ampoule électrique, comme s'érige un pistil au centre d'une corolle.
— Lampe de 1500 watts, commente Corlouër. Par elle-même, elle serait peu de chose. Mais, avec ça, les 1 500 watts deviennent 600 000 bougies !
Il tapote affectueusement les épaisses parois de verre cannelé.
— L'emplacement de l'ampoule est d'une importance capitale. Il suffit que le tungstène se trouve décalé d'un petit millimètre sur le plan horizontal, comme dans le sens de la hauteur, pour que le faisceau du phare perde l0 milles de portée. Les conséquences peuvent être catastrophiques pour un navire en haute mer. Ce viseur spécial me permet donc de régler, avec une absolue précision, à l'aide de vis micrométriques, la place correcte de l'ampoule. Aucune tolérance n'est admise !
Il referme l'optique avec précaution :
— Et voyez comme cela tourne facilement ! Essayez !
Je pousse du bout du doigt le plateau-support. L'ensemble pivote aussitôt, sans bruit, comme sur un nuage.
- Je suppose que, la nuit, cela tourne sous l'action d'un moteur électrique ?
— Pas du du tout ! L'optique est mue par un simple poids, qui descend à l'intérieur d'un puits pratiqué dans la paroi de la tour. On n'a pas trouvé mieux pour obtenir un fonctionnement sans à-coups !
Ainsi, un phare fonctionne comme une horloge, et se remonte comme un coucou ! Mais c'est lui qui se remonte tout seul. Le poids met quatre heures à descendre. En fin de course, il établit un contact : un petit moteur se met en marche, et le hisse au sommet en dix minutes, pendant lesquelles sa résistance à la montée continue à mouvoir l'optique.

On écoute si ça sonne


—Bon appétit ! dit Berezai.
C'est lui qui est de corvée de soupe. Il nous sert un potage fumant. Sur un plat, il a disposé des araignées, ces gros crustacés dont le corps renferme une curieuse substance à l'aspect de moutarde, et dont, tout à l'heure, nous craquerons les pattes à l'aide d'un casse-noisette.
- Notre pêche ! explique-t-il.
Le gardien de phare, c'est en somme une vestale en pantalon chargée d'entretenir le feu sacré des mers.
Il est des gens pour se figurer qu'il passe son temps dans la lanterne, hypnotisé par son optique, comme une poule par la ligne qu'on lui trace devant le bec. Peut-être en fut-il souvent ainsi autrefois, alors que chandelles de suif, lampes à huile ou à pétrole, avec leurs mèches plates ou concentriques, exigeaient des soins constants. Mais, à l'époque de l'électricité et du propane, il n'en va plus de même.
Il est de nombreux phares, comme les Sept-Iles ou les Roches-Douvres, où son rôle de surveillant se borne essentiellement à écouter si « ça sonne ». La technique moderne a mis à son service toute une collection d'appareils de contrôle robots, munis d'une profusion de voyants lumineux et de cadrans, et assortis de sonneries virulentes, du genre casse-oreilles, à vous tirer un mort de son tombeau. Le poids qui. actionne l'optique s'arrête-t-il ? Ça sonne. Une baisse de tension survient-elle ? Ça sonne. La lampe s'éteint-elle dans la lanterne ? Ça sonne.
Mais tout cet appareillage moderne, encore faut-il savoir l'interpréter, l'entretenir, et, le cas échéant, le réparer. Aussi le gardien de phare est-il devenu  spécialiste. Autrefois, on le recrutait parmi les candidats aux emplois réservés. Ce qui amenait parfois aux phares des mutilés de guerre, comme pour un poste de cantonnier ou de gardien de musée, et s'alliait mal avec certaines des acrobaties brutales souvent exigées par la mer. A présent, la race des gardiens classiques s'efface de plus en plus devant celle des  "électromécaniciens de phares », qui ont passé trois ans dans une école spécialisée.
— Maintenant, faut avoir ait moins quatre bachots, pour être gardien de phare 1 s'écrie Alexis Berezai, en exhibant fièrement une pile impressionnante de manuels techniques.
Le fait est que, de par son isolement même, le gardien de phare se doit d'être polyvalent : bricoleur, en même temps que technicien averti et veilleur consciencieux. Dans un phare, le moindre incident est toujours un accident. Une vétille peut provoquer des catastrophes. L'optique cesse-t-elle de tourner ? Tourne-t-elle sur un rythme différent de celui qui caractérise le phare ? Un verre de couleur brisé laisse-t-il filtrer un éclat blanc, au lieu d'un éclat rouge ? Il n'en faut pas pas plus pour qu'à des milles en mer un capitaine de bateau se croie en présence d'un autre phare, se trompe dans l'identification de la côte, fasse une erreur de route, ou s'en aille donner sur des récifs sur lesquels il ne comptait pas.
"Votre métier n'est peut-être pas très dur, dit en substance l'un des manuels. Mais il ne tolère ni défaillances, ni néglirglences. "
— En tout cas, c'est quand même de la peine ! dit Berezai. En plus du travail du phare, il faut entretenir toute la barraque, laver, nettoyer. Aux Roches-Douvres, il leur faut deux jours entiers rien que pour astiquer leurs deux optiques. La propreté, dans un phare, c'est primordial. Et puis, nous avons des inspections.Et ça ne s'annonce pas !
Dehors, le ciel rosit. Le soleil descend vers l'ouest. Corlouër regarde sa montre :
— On va bientôt allumer, dit-il. Le règlement nous enjoint d'allumer le phare dix minutes après le coucher total du soleil, et de l'éteindre, le matin, dix minutes avant l'instant du lever.
— Mais ne croyez pas que nous guettions le ciel, intervient Berezai. Tout est réglé d'avance. Nous recevons, au début de l'année, un barème établi selon des données astronomiques précises. Aujourd'hui, par exemple, on allume à 20h10, heure solaire, 21h10, heure légale.
— Si on faisait les biftecks ? propose le photographe.
Les biftecks ?A ce seul mot, mon cœur tressaille d'allégresse. Mon estomac, largement délesté d'un petit déjeuner, qu'aucun autre repas n'est venu remplacer, crie famine. J'éprouve une faim de loup, qu'accentuent l'air vif de la mer, la compagnie des deux braves gars, la sensation de liberté âpre...
– Montons d'abord à la lanterne, dit Corlouër. Il faut que je mette l'optique en route.
— Et moi, je mets les biftecks, dit le photographe, insensible à la grandeur du moment qui approche.
Corlouër me précède dans l'escalier en spirale. Nous voici dans la petite chambre à coucher, où l'optique dort, toujours vêtue de sa housse. Le gardien décroche les rideaux, les plie soigneusement. Un couchant encore embrasé envahit la lanterne ouverte sur le ciel. Puis il retire délicatement la housse. L'optique apparaît, étincelante de ses trois panneaux de cristal, dont les échelons circulaires prismatiques captent tout le rose du soir, et l'irradient en spectres contrariés.
— Maintenant, je n'ai qu'à enclencher cette manette, dit Corlouër. Voyez ! 
Sur sa cuve de mercure, le plateau qui soutient l'optique commence à tourner doucement :
— Il lui faut tourner une minute et demie avant de parvenir à sa vitesse de rotation normale. En pratique, il arrive qu'on donne un léger coup de pouce, pour l'aider...
Déjà, dans le plus parfait silence, le système atteint sa vitesse de travail. Le gardien tire un chronomètre de sa poche :
- Une petite vérification que nous devons faire de temps à autre. Voyez ce repère, sur le plateau. Lorsqu'il arrivera en face de cette flèche, je déclencherai le chrono... Top ! A présent, il doit revenir à la flèche ans quinze secondes exactement...Voyez ! C'est parfait. Cela signifie que, tout à l'heure, le phare des Sept-Iles, conformément au rythme qui l'identifiee, lancera trois éclats successifs de 2/10 de seconde, séparés par deux temps obscurs de 2 secondes 8, et un de 8 secondes 8, soit, en tout, 15 secondes !
Il regarde sa montre :
— Plus que quatre minutes avant l'allumage. Descendons !
Nous dégringolons l'escalier. La voix du photographe retentit au fond du couloir
— Les biftecks sont prêts !
Je bondis. La cuisine s'emplit d'une délicieuse odeur. Le bifteck est là, dans mon assiette, fumant, salé, poivré, couvert de jus succulent. C'est le meilleur bifteck que j'aie mangé de ma vie. Je mords dans la viande d'une dent sauvage...
- Plus qu'une minute et j'allume crie, là-bas, la voix de Corlouër.
C'est cornélien. Pour rien au monde je ne voudrais manquer l'instant magique où, dans la lanterne, la lumière va jaillir. Pour rien au monde je ne voudrais manquer une seule bouchée de mon bifteck ! Je résous le problème en bondissant dehors avec l'assiette. Je la pose sur l'herbe courte. Je mange, agenouillé devant elle, dans le vent du soir.
— Ça y est !...
D'abord, une lueur timide. On allume en deux temps, pour réchauffer graduellement l'ampoule. Puis, triomphale, l'optique s'embrase. La lanterne est une cage féerique où tourne avec lenteur un monstre étincelant. Déjà les faisceaux en éventail se dessinent dans le ciel encore clair. Je reste immobile, les yeux émerveillés par le phare, le palais et l'estomac comblés par mon bifteck. En bas, la mer frappe les rochers, des goélands crient. C'est une de ces minutes rares qui font qu'on trouve, parfois, la vie digne d'être vécue...
- Ça fera un bon cliché ! dit le photographe, qui suppute prosaïquement l'effet que produiront sur ses pellicules les doigts lumineux des faisceaux.
Et le jour disparaît, le ciel s'obscurcit. Peut-être, loin au large, un capitaine de navire observe-t-il, chrono en main, ce feu qui vient de surgir ait bout de l'horizon :
Trois éclats de 2/10 de seconde... C'est le phare des Sept-iles ! ...
Provisions : trois mois d'imprimés

Dans son poste de commandement de Lézardrieux, l'ingénieur Balcon consulte la carte de son secteur (en haut), tandis qu'à l'atelier de menuiserie on achève une armoire à fond arrondi spéciale pour phare (au milieu), et que, dans le jardin d'une coquette maison de gardien (en bas), une épouse cueille des fleurs pour le retour du mari, que va ramerierle bateau de relève.


—Notre plan de travail est simple, raconte Yves Corlouër, alors que nous avons repris place autour de la table. Vingt jours au phare, puis dix jours de repos à terre, au cours desquels nous restons quand même à la disposition du service, en cas d'urgence quelconque. Inutile de vous dire qu'on les attend, ces dix jours-là. Mais il nous est arrivé à tous de manquer de temps à autre une relève. Certes, nos phares sont d'accès plus facile que ceux du Finistère : l'Ar-Men, la Vieille ou la Jument. Mais la mer est souvent mauvaise. La vedette est parfois contrainte de rebrousser chemin en cours de route, ou même en vue du phare. Alors elle va s'abriter à Perros-Guirec, ou retourne à Lézardrieux. Et le lendemain, le surlendemain, elle fait d'autres tentatives. Parfois huit ou dix jours de suite...
- Vous avez des vivres ?
Tout est prévu par le règlement. Des vivres pour trois mois, et trois mois de gas-oil. Des pièces de rechange pour six mois. Une armoire à pharmacie complète. Et, comme nous sommes une administration, nous avons réglementairement trois mois de registres et d'imprimés ! Non, on ne risque pas de mourir de faim. Mais ce qui manque alors, c'est le pain. On a beau avoir des conserves, allez donc manger des sardines sans pain !
— Et sans pinard ! dit Berezai, avec un petit clin d'œil.
__ Quand ça arrive, ce n'est pas plaisant ! dit Corlouër. Vous risquez de passer tout votre temps de repos au phare. Après, c'est votre tour normal qui reprend. Et vous restez, comme ça, cinquante jours sans revenir à terre !
Je les regarde tous deux, sous la lampe. Je songe vaguement à de vieilles histoires de gardiens de phares plus ou moins détraqués par la claustration et la solitude. Inconsciemment, j'essaie de leur trouver un air bizarre. Je m'attends d'une minute à l'autre à ce que l'un d'eux devienne subitement fou, et bondisse dans l'escalier, armé d'une barre de fer, pour aller fracasser l'optique. L'autre sautera sur lui, il y aura une lutte sauvage, et le photographe fera de superbes clichés couleur ..
-- Heureusement qu'on s'entend bien ! dit Corlouër, comme s'il lisait dans ma pensée. Sans quoi, ce ne serait pas toujours drôle ! J'ai connu des gardiens de phares qui ne s'adressaient pas un seul mot, mangeaient chacun de son côté, et se transmettaient par écrit les indications de service, sans même s'accorder un regard. Quand c'est comme ça, c'est l'enfer !
— Ça provient parfois du cafard opine Berezai. Si jamais il y a quelque chose qui cloche à la maison, et qu'on est en souci, il ne fait pas bon rester bouclé trois semaines dans une tour en mer, par gros temps, avec la même tête devant les yeux !
Je sais. L'ingénieur Balcou me l'a dit. L'existence du gardien de phare pose des problèmes psychologiques particuliers, qu'on ne saurait traiter par le mépris. Son état de santé relève parfois des soins donnés par le psychiatre. Il est des circonstances familiales, des ennuis graves, des conflits intimes, qui font qu'à se sentir éloigné par force, on sombre dans la prostration, à moins qu'on ne devienne enragé.
-- Oui, m'a dit l'ingénieur. J'ai eu des gens dont une psychologie sommaire aurait pu croire qu'ils simulaient, mais qui étaient profondément atteints dans leur santé physique par des motifs d'origine psychique.
Corlouër et Berezai paraissent en excellente santé, et à cent lieues du conflit psychologique. Ils se chamaillent gentiment, se font des farces, se mettent en quatre pour leurs deux hôtes. Soudain,
Berezai se coupe le doigt. Aussitôt, Corlouër l'entraîne jusqu'à l'armoire à pharmacie, le panse avec sollicitude. De pure gratitude, Berezai empoigne le moulin, pour lui faire un bon café. Et je remarque à cette occasion que le phare moderne offre vraiment tout confort. Veut-on un café ? Voici le moulin électrique. Veut on boire frais ? Voici le réfrigérateur. De l'eau chaude ? Il n'est que de tourner le robinet. Un peu de musique ? Voici la radio ! Et, bientôt, la télévision !.....
— Oui, dit Corlouër. Nous avons tout le confort. Les anciens phares sont moins bien partagés que nous. Prenez le Grand-Léjon, par exemple, dans la baie de Saint-Brieuc...
— Le Grand-Léjon, intervient Berezai, c'est une tour dans la mer, avec deux "cormorans », deux gars qui sont obligés de vider cuvettes et seaux par la fenêtre. C'est ça, leur tout-à-l'égout !
— Et ça peut durer longtemps, cette petite vie privilégiée ?
— Pour moi, je ne sais pas, dit Corlouër. Je suis auxiliaire. On peut me changer de phare. J'ai été dix mois au Grand-Léjon. Mais Berezai est titulaire. Il est aux Sept-Iles jusqu'au jour de la retraite !
Alexis Berezai sourit, satisfait. Et j'apprends cette chose surprenante : sauf exception, un gardien est marié à son phare pour le meilleur et pour le pire. On peut ainsi, au début de sa carrière, «toucher» un bon ou un mauvais phare ; et c'est pour la vie. Question de chance !
— Mais l'avancement ?... Ne se fait-il donc pas en « montant », de phare en phare, jusqu'au meilleur ?
Pas du tout, m'explique-t-on. C'est un avancement en circuit fermé, dans le cadre même du phare, entre les trois gardiens qui en composent tout l'effectif. L'un d'entre eux est le gardien-chef (ce qui lui vaut à peine plus de 12 000 anciens francs supplémentaires par an). Et le plus ancien des deux autres prendra sa succession le jour où il partira en retraite, tandis qu'arrivera le jeune remplaçant.
— Et maintenant, dit Corlouër, il serait temps d'aller dormir. Voici la chambre de M. le photographe ! Et voici la vôtre !

En espérant dormir dans un phare, j'avais tout imaginé sauf cela ! Une belle et vaste chambre ; trois fenêtres, donnant sur la mer ; un grand lit en 140, couvertures moelleuses, oreiller, cabinet de toilette étincelant, eau chaude et froide ; au mur, un radiateur ; la porte à côté, c'est la douche ! il y a de la magie là-dessous. On m'a transporté dans un palace. Demain matin, j'appuierai sur le bouton, et je verrai surgir une femme de chambre, avec un chocolat fumant et des croissants chauds... Dire qu'à Paris ils se figurent que je vais dormir tout habillé, roulé dans une couverture, à même les dalles, contre l'épaisse muraille humide !...
Cette pensée me fait sourire. Je m'endors, bercé par la mer. Les malaises de la. journée sont loin. Il n'en reste que le souvenir et la détermination de ne plus s'y exposer.
— Notre plan prévoit encore une visite aux Roches-Douvres ! m'a dit le photographe. Vous vous rendez compte? Trois heures de mer pour y aller !Trois heures pour en revenir ! Six heures d'agonie ! L'héroïsme a des limites. On ne peut pas trop demander à un homme. Je n'irai pas aux Roches-Douvres !
 Moi non plus !
Un phare au grand large
Dix heures du matin. Le ciel est vaste et bleu. L'étraie de La Horaine fend la mer, dans un crissement de soie qu'on déchire. Depuis deux heures déjà, nous faisons route sur les Roches-Douvres. Car une journée entière a passé. Rien n'est resté de notre résolution impie. Un sublime sens du devoir en a eu aisément raison. La veille, nous avons quitté les Sept-Iles et leurs gais lurons. Près de nous, à présent, un nouveau visage. Celui de Robert Le Quément. Il s'en va prendre la relève au phare des Roches-Douvres, où son collègue Jean Cajean se prépare depuis le matin au départ. A ses pieds, sur le pont, une valise, des paquets, une caisse de bouteilles :
— Mes vivres de mer pour les vingt jours, explique-t-il, On prend toujours un peu plus de vin : il faut songer aux pêcheurs qui, de temps à autre, viennent nous demander à boire !
Pas une seule terre en vue ! De toutes parts, jusqu'au bout de l'horizon, la mer. Curieuse impression, que de s'en aller ainsi à la rencontre d'un phare perdu au grand large !
— Le voici ! s'exclame Le Quément.
Son doigt flotte sur l'horizon. Très loin, à peine visible, une sorte de cierge imprécis se dresse sur un léger fond de brume. Oui, curieuse impression ! C'est comme si on votait surgir un phare au beau milieu de l'Atlantique !...
— C'est le phare le plus éloigné en mer de tous les phares d'Europe, m'a expliqué l'ingénieur Balcou. Quarante-cinq kilomètres ! Avant, c'était une tour de fer, haute de cinquante-six mètres, malsaine et dangereuse, qui oscillait dans les tempêtes, sur un archipel de récifs, que la haute mer vient recouvrir. Les Allemands l'ont détruite. Le phare moderne a été construit, de 1948 à 1956, au prix de difficultés énormes. Il a englouti 11 000 tonnes de matériaux. Plus à 5000 autres tonnes pour le débarcadère et la rampe d'accès. En tout, 16 000 tonnes, près de deux fois le poids de la Tour Eiffel, transportées évidemment par mer, depuis la côte bretonne. Et cela a donné un fût de pierre qui se dresse à soixante-quatorze mètres au-dessus du zéro des cartes, un système d'optiques doubles, qui porte à près soixante kilomètres une super-sirène de brume, un radio-phare...
J'ai hâte de voir de près ce colosse. La mer glisse sous la quille. Le plateau des Roches-Douvres se rapproche. Le cierge grandit. La main crispée sur une drisse, Le Quément regarde venir vers lui le phare où vont s'écouler vingt nouvellesj ournées de sa vie.

Tonnerre contre mirliton


De furieuses rafales me bousculent. Je me cramponne à la balustrade qui ceint l'imposante lanterne. A 70 mètres au-dessous de moi, le quai où, tout à l'heure, nous avons débarqué semble une maquette dérisoire, sur laquelle se déplacent des personnages lilliputiens. La mer parait plus immense encore.
- Là-bas, dit Jean Cajean, le doigt pointé vers le sud, il arrive que, par tres beau temps, on puisse distinguer la côte. Et, par ici — son doigt pivote vers le nord-est — on voit parfois briller les serres, sur l'île de Jersey.
Mes jambes gardent le souvenir des 335 marches qu'elles viennent de gravir, de la base du phare à la lanterne. Le phare des Sept-Iles, où nous étions encore hier matin, m'apparaît maintenant, par comparaison, comme un phare miniature, muni d'une optique de poupée et de machines en réduction. Roches-Douvres, c'est les Sept-Iles à la troisième puissance. Une bâtisse de cinq étages, aux allures de forteresse, que domine la tour géante. A l'intérieur, des aménagements impressionnants, salles de service, ateliers, appartements...
— Vous êtes au moins une dizaine, pour entretenir tout cela ? ai-je demandé.
— Pas du tout. Nous sommes trois, comme dans n'importe quel autre phare. En pratique, deux ; puisque, du fait du roulement des relèves, il y a constamment deux gardiens en service, un au repos.
De quoi méditer sur l'inégalité des conditions de vie chez les gardiens de phares. Les uns ont peu de confort et peu de travail. Les autres, beaucoup de confort et beaucoup de travail.
Cajean referme la porte métallique sur la corniche circulaire où tourbillonne le vent fou. Nous descendons, par le vaste escalier en spirale. Des portes palières indiquent l'intention d'installer, un jour ou l'autre, un ascenseur.
— Ce ne sera pas du luxe ! dit Cajean. Il nous arrive de monter cet escalier dix fois dans la journée.
Et nous passons de nouveau par les salles qui, pour moi, ne font qu'offrir, en beaucoup plus grand, ce que j'ai déjà vu aux Sept-Iles. Génératrices, tables de contrôle, armoires de commande... Mais voilà que, dans l'une d'elles, j'aperçois, contre l'épaisse muraille, deux sortes d'énormes réservoirs verts, hermétiques, pareils à des citernes pour camion de carburant :
- Qu'est-ce que c'est ?
- Les bouteilles d'air comprimé qui alimentent la sirène.
Bigre ! voilà bien les plus grosses bouteilles que j'aie jamais vues ! 5 mètres de long, 2 mètres de diamètre, elles ont un air placide qui ne laisse en rien prévoir le mauvais tour qu'elles vont bientôt me jouer. Non loin, un rai de soleil caresse les groupes de compresseure 20 CV qui les alimentent.
- Elle est puissante, votre sirène ? 
- Plutôt !
- J'aimerais l'entendre.
- Rien de plus simple. Descendez sur le rocher, placez-vous dans l'axe du pavillon. Je mets les compresseurs en marche.
Deux minutes plus tard, je retrouve le photographe, qui sautille toujours de roche en roche, son arsenal d'appareils cliquetant sur la poitrine, à la recherche d'un de ces "angles » inédits qui vous bombardent un photographe au pinacle de la profession :
— Merveilleux ! dis-je, aspirant à pleins poumons l'air du grand large.
— Merveilleux ! répond-il, en esquissant un entrechat.
Et, brutalement, nous sautons en l'air, d'un même bond. Un formidable coup de canon vient d'éclater derrière notre dos, prolongé dans un mugissement d'Apocalypse. Sous nos pieds, le rocher vibre. C'est la sirène qui se déclenche, sous l'irruption de 1000 mètres cubes d'air à la seconde. A côté de ce monstre, les plus virulentes sirènes de super-paquebots ne sont que de pâles mirlitons. Trois secondes d'un vacarme qui nous cloue sur place. Là-bas, en mer, à des dizaines de kilomètres à la ronde, on doit se demander ce qui se passe. Puis, brusquement, c'est le silence.
A peine retrouvons-nous l'usage de la parole que, de nouveau, l'écrasant mugissement s'abat sur nous comme le tonnerre. Et ainsi, de minute en minute, plusieurs fois de suite ! Grâce !...
—Ça vous suffit ? vient nous crier Cajean, dans un intervalle de silence hébété.
— Oui ! Oh, oui !
Un dernier hurlement. Puis le silence, pour de bon !
— C'est intolérable ! dis-je, un peu plus tard, au gardien. Continent peut-on supporter ça !
Il rit :
— Que diriez-vous, par temps de brume, alors que la sirène fonctionne sans arrêt ? On n'entend plus qu'elle. Impossible de dormir 1 Je me souviendrai toujours de certaine période d'hiver où elle a fonctionné pendant quatre-vingt-deux heures sans interruption ! Vous rendez-vous compte ? Encaisser à la file près de 5 000 coups de sirène de trois secondes, à raison d'un à la minute ? Il y avait de quoi attraper mal à la tête !
— Ou devenir fou !
— Avant, c'était encore pire ! poursuit-il. Le pavillon était encastré dans le mur du phare, à mi-hauteur. A chaque coup de sirène, la tour vibrait, des fondations à  la lanterne. Le son l'emplissait du haut en bas ; il vous entrait par les oreilles, par les pieds, par les os... A présent, l'ingénieur a fait installer le pavillon à l'extérieur, sur un échafaudage.
Je regarde avec respect ces bouteilles qui ont un orage dans le ventre.
- Mais nous avons mieux que ça pour nous signaler aux navires dit Cajean. Venez voir le radio-phare !
A l'étage supérieur, dans une salle à l'aspect futuriste, nous trouvons Yves Even, le gardien-chef, installé devant un de ces pupitres cabalistiques qui font toujours béer le profane. Mais il est là pour le contrôle, ou peut-être pour la beauté du geste. Car le radio-phare est un robot, flanqué, comme il se doit, de deux gigantesques armoires de commande, dans le ventre desquelles l'électronique s'en donne à coeur joie. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, d'un bout de l'année à l'autre, il émet sans relâche son indicatif (R-D, R-D), alternant selon un code précis avec des « traits de correction » sur lesquels les commandants de navires alignent leurs radio-compas.
Avec le radio-phare, un capitaine n'a même plus besoin de savoir faire le point. Au diable le sextant et ses visées laborieuses ! Plus besoin de soleil ! Il suffit de prendre deux relèvements successifs sur deux radio-phares déterminés, et de les reporter sur la carte. Cela fait deux jolies droites qui se croisent. Le navire se trouve automatiquement au point d'intersection. Pas plus malin que ça !  Avec le radio-phare, même un photographe de presse peut être capitaine de navire !
— Vous voulez l'entendre ? dit Even.
Il presse un bouton. Et, du haut-parleur, s'échappe incontinent l'inlassable chanson du radio-phare. Even, Cajean, Le Quément (dans quelques heures, Cajean relevé par Le Quément aura regagné le continent) l'écoutent tous trois, sourire aux lèvres. Et je songe, en les regardant, que c'est ici, aux Roches- Douvres, qu'apparaît avec le plus d'évidence le rôle nouveau du gardien de phare, promu "électromécanicien ». Pour manoeuvrer, surveiller, entretenir toute cette machinerie, pour soigner un système d'optique ou réparer un radiohare, il ne suffit vraiment plus d'exciper d'un droit quelconque aux « emplois réservés ».
Bonne journée à tous

Chaque matin, à 8 heures précises, se déroule une curieuse cérémonie. C'est la grande réunion des phares, qui viennent faire un brin de causette après leur travail de la nuit. La radio est la table commune autour de laquelle ils s'assoient pour se raconter leurs petites histoires, sous la houlette du Centre de Lézardrieux, qui orchestre l'entretien selon un rite immuable :
— Ici, Lézardrieux. Ici, Lézardrieux. J'appelle le phare des Triagoz. J'appelle le phare des Triagoz... Phare des Tringoz, m'entendez-vous ? Parlez.
Un temps d'arrêt. Un déclic. Puis une voix nouvelle sur les ondes :
— Ici, phare des Triagoz. Phare Triagoz. Bonjour, Lézardrieux. Je vous entends très bien. Et vous ?
— Ici, Lézardrieux. Je ne vous entends pas très bien, phare des Triagoz. quelle est la situation ce matin ? Parlez.
— Ici, phare des Triagoz. Voici situation météorologique : vent direction  nord-est, force 2 ; mer belle ; visibilité : clair. Légère brume d'horizon. Tout va bien, rien à signaler. Bonne journée à tous. M'avez-vous bien reçu ?
— Très mal. Regardez donc votre émetteur !
— J'ai 200 au milliampèremètre, suis obligé de parler très fort.
— Cette fois-ci, je ne vous entends plus. Ici, Lézardrieux ! J'appelle le phare des Sept-Iles. Phare des Sept-Iles, m'entendez-vous ?
- Je vous entends très bien, dit le phare des Sept-Iles.
— Phare des Sept-lies, entendez-vous le phare des Triagoz ?
— Je l'entends parfaitement.
— Qu'a-t-il dit ?
— Il dit qu'il a 200 au milliamperemètre et qu'il est obligé de parler fort.
— Bon. Qu'il regarde son antenne. Elle doit faire masse quelque part. Transmettez.
— Ici, phare des Sept-Ires ! Phare Triagoz, m'entendez-vous ?
— Je vous entends très bien
— Phare des Triagoz, regardez votre antenne. Elle doit faire masse quelque part. M'avez-vous reçu ?
— Je vous ai bien reçu, phare Sept-Iles. Merci et bonne journée !
Et tous les phares du secteur, éparpillés sur la mer, écoutent, sans en perdre un seul mot, ce que racontent leurs confrères à des dizaines de milles. Chacun à tour de rôle entre dans la conversation, à l'appel du Centre. Le phare des Héauts, qui fut un temps la plus haute tour du monde, et celui de Grand-Léjon sur un roc de la baie de Saint-Brieuc, et celui des Roches-Douvres, là-bas, grand large, à mi-chemin des côtes Jersey. Ils disent leur état de santé, celui du ciel et de la mer. Ils racontent leurs petits ennuis, leurs petites pannes,  demandent des conseils. Et chacun termine par le rituel et familial : « Bonne journée à tous ! ». Qui sous-entend aussi : "à toutes ! ». Ca là-bas, à terre, dans les coquettes maisons allouées par les Ponts et Chaussées, chaque épouse, devant son poste muni de la gamme voulue écoute religieusement cette conversation sur les ondes, qui lui apporte des nouvelles et, souvent, la voix de l'époux.
Ainsi se réunit, deux fois par joiu 8 heures, à 16 heures, toute la petite famille des phares. Mais le fera-t-elle longtemps encore ? Sur le balisage des côtes comme sur bien d'autres domaines, dresse le spectre de l'automation. Déjà, avant la dernière guerre, le phare Nividic, sur les côtes du Finistère, avait montré ce que pourrait être un phare robot. La technique actuelle peut faire mieux que Nividic. On verra un jour des groupes entiers de phares, télécommandés d'un poste unique à terre, situé parfois très loin d'eux. Cela posera, comme ailleurs, un problème de reclassement. Problème au demeurant fort limité : il n'y a qu'une vingtaine de gardiens de phares dans les Côtes-du-Nord, quelques dizaines dans toute la France.
Quoi qu'il en soit, la chose n'est pour demain. Dans l'intervalle, nombre des gardiens actuels auront vu arriver la retraite. Il se passera quelques annnées encore avant que les Sept-Iles perdent leurs gais lurons, les Roches-Douvres leurs spécialistes du radio-phare, et le Grand-Léjon ses deux « cormorans"