LE PHARE DE FASTENET

 

Article signé Will Darvillé paru dans la Nature n°1813 daté du 22 février 1908.

 

Les Iles Britanniques détiennent le record mondial de l'importance des frontières maritimes par rapport à la superficie totale du pays. L'ensemble de la longueur des côtes du Royaume-Uni atteint le chiffre officiel de 9 592 milles anglais ou, en mesures françaises, 15 111 kilomètres, qui se répartissent comme suit : 5 860 kilomètres pour l'Angleterre, 7 250 kilomètres pour l'Ecosse, et 4 051 kilomètres pour l'Irlande. Faite tantôt de falaises, tantôt de dunes, présentant de belles plages sablées, mais souvent des rochers et des récifs nombreux, une pareille longueur de côtes réclame un grand nombre de phares, d'autant plus que la navigation maritime — cabotage et long cours - y est partout très active, et qu'elle demande, la nuit, à être protégée contre tous les dangers qui menacent les navires aux abords de la terre.

Fig. 1. — L'ancienne tour de Fastenet et le nouveau phare pendant sa construction.


Sur les côtes écossaises, le mouvement des vaisseaux est moins grand que sur celles des deux autres pays ; on y compte cependant un phare en moyenne par 54 kilomètres. En Irlande, pays placé sur la voie directe des grandes communications maritimes entre l'Europe et l'Amérique, on estime qu'une lumière par 42 kilomètres brille dans la nuit et projette ses rayons au large pour indiquer au navigateur sa route vers l'Océan ou lui signaler un danger à éviter. L'Angleterre, centre de navigation internationale le plus actif du monde entier, compte une moyenne de deux phares par 32 kilomètres de côtes.
Sur la totalité du parcours des côtes britanniques, les îles de Man et de Wight comprises ainsi que les îles Normandes, il existe en tout 256 phares de premier ordre, sans compter les petites lumières et signaux secondaires qui contribuent, avec les autres, à empêcher quantités de naufrages et à assurer, pendant les nuits, la sécurité des côtes.
Il y aurait beaucoup de détails curieux à donner sur ces divers établissements qui dépendent de la très remarquable organisation dont le siège est à Trinity-House, à Londres ; il faut nous contenter, aujourd'hui, de ne parler que d'un seul de ces phares, celui qui vient d'être reconstruit à Fastenet, à la pointe sud-est de l'Irlande.
Le rocher de Fastenet est situé en pleine mer, comme une sentinelle avancée placée par l'Europe, sur la route du Nouveau Monde. Ce groupe d'îlots rocheux est la dernière terre que saluent les navires en route pour l'Amérique. C'est aussi la première qu'ils voient au retour. Il a, à ce titre, une grande importance, d'autant plus que son phare est un poste de signaux, d'où sont annoncés le passage des navires ayant traversé l'Atlantique et l'arrivée prochaine des grands paquebots.
Une de nos illustrations montre deux phares sur un haut rocher : ce sont l'ancien et le nouveau "light-houses" édifiés, à soixante années de distance, sur le massif rocheux du grand Fastenet, en pleine mer. Ces deux types sont intéressants à plus d'un point de vue : ils furent faits, l'un et l'autre, dans des conditions particulièrement dangereuses et au milieu des plus grandes difficultés; mais les modes employés pour la construction de l'un et de l'autre marquent deux époques bien différentes. Le second phare, que notre gravure montre au moment de son achèvement, constitue un progrès réel sur le
second ; son édification, faute de moyens d'action suffisants, eût été impossible en 1848, époque à laquelle fut ouvert le chantier du premier phare.
L'érection de l'ancien phare demanda presque six années et coûta 476 000 francs environ ; il s'agissait d'une tour en fonte de fer, haute de 50 mètres, qui, placée sur le sommet du rocher, projetait au large, toutes les deux minutes, un rayon d'une puissance éclairante de 5 800 bougies.





 

 

Cette tour métallique ne tarda pas à être reconnue d'une solidité insuffisante ; elle avait à lutter contre une force formidable. Le massif rocheux de Fastenet reçoit, en effet, le choc des immenses vagues produites par les fortes tempêtes de l'Atlantique, vagues qui passaient souvent par-dessus la lanterne de l'ancien phare, quoique celle-ci fût à près de 60 mètres au-dessus du niveau normal des eaux. Le phare était constamment miné par l'Océan en furie, qui, à chaque tempête, enlevait des blocs entiers de rocher, compromettant ainsi la solidité de l'édifice. Il fallait, à tous moments, faire des réparations importantes et coûteuses.
La nouvelle tour, toute en maçonnerie, forme un monolithe des plus compacts. Elle est construite de telle manière que, si son équilibre devait être compromis, la tour tomberait tout d'un bloc, d'un seul morceau ; car les diverses pièces sont rendues absolument solidaires les unes des autres. La partie inférieure est bâtie, jusqu'à 16 mètres de hauteur, avec des blocs de granit encastrés les uns dans les autres et fortement cimentés ; les assises reposent sur la partie la plus dure du rocher et les maçonneries des fondations se confondent et se mêlent avec les blocs naturels du massif.
Au-dessus de cette partie, pleine et massive, qui mesure près de 20 mètres de diamètre, se trouve une autre section, également construite en granit, avec des murs de 7 mètres d'épaisseur, qui s'élèvent jusqu'au bandeau où repose la lanterne, c'est-à-dire à 54 mètres de hauteur.
Les pierres employées ont toutes été fournies par les carrières granitiques du Cornwall. Les 2 074 blocs forment un tout pesant 4 500 tonnes ; ils furent apportés, ainsi que tous les matériaux nécessaires et le personnel du chantier, par un vapeur spécialement construit pour cet usage. Ce navire, qui rendit de sérieux services, ne coûta pas moins de 250 000 Fr. Il ne pouvait aborder contre le rocher et devait s'arrêter à 40 mètres de Pilot. Le transbordement des pierres, dont certaines atteignaient 3 000 kg, était une opération extrêmement difficile ; elle se faisait au moyen d'un appareil de levage spécial dont le navire était muni.
Cette grue soulevait les blocs jusqu'à une certaine hauteur ; un transporteur aérien les véhiculait alors mécaniquement jusqu'au pied du rocher ; puis une chèvre tournante, que l'on déplaçait au fur et à mesure que l'ouvrage s'élevait, prenait les blocs, les montait sur le chantier et les déposait aussi près que possible du lieu d'emploi. La manutention se faisait ensuite au moyen de moufles, de crics et de vérins.
Peu de phares sont, à l'intérieur, aussi bien aménagés que le nouveau phare de Fastenet. En raison de sa situation et à cause de la fréquence des tempêtes à cet endroit, il est quelquefois impossible d'y aborder, pour le ravitailler, pendant plusieurs semaines: aussi a-t-on disposé l'intérieur de la tour pour que les trois gardiens qui l'habitent aient autant de confort que possible, et qu'ils puissent y conserver des vivres pour quatre mois.
Dans les parties inférieures, il a été installé une citerne à deux compartiments d'une capacité totale de 13 mètres cubes. A partir de la porte d'entrée, qui se trouve à 20 mètres au-dessus des plus hautes eaux, la tour se divise en six étages, dont les quatre premiers sont réservés aux magasins à vivres, aux dépôts d'huile et à la cage dans laquelle fonctionne le contrepoids du mécanisme qui fait tourner la lanterne rotative. Les cinquième et sixième étages sont réservés aux salles et chambres à coucher des gardiens.
Ces différents locaux superposés sont tous desservis par un escalier métallique à spirale, qui s'élève depuis l'entrée jusqu'à la lanterne. La porte du phare, à laquelle on accède par des marches taillées dans le roc, se ferme au moyen d'un épais vantail en bronze qui forme joint étanche sur un cadre de même métal ; toutes les fenêtres sont munies de fermetures semblables, assez solides pour résister aux plus fortes tempêtes et essuyer les plus puissantes vagues et coups de mer. Ces fenêtres sont nombreuses ; car tous les locaux, salles, magasins, etc., sont éclairés et ventilés au moyen de ces ouvertures, qu'il serait imprudent de ne pas fermer au moment des tempêtes.
Une coupole métallique, avec ses vitrages, couronne l'édifice; cette lanterne contient une lampe dont les divers brûleurs ont chacun la puissance de 1200 bougies. Les rayons projetés sont d'un blanc brillant, assez semblable à ceux des projecteurs électriques des bateaux de guerre ; leur puissance d'éclairage est calculée à 750 000 bougies. Le rayon est unique; il se produit ; toutes les 5 secondes et sa durée est de 5 vingt-cinquièmes de seconde. Entre la coupole et les appartements, se trouvent, dans une sorte d'entresol, un atelier et la salle où sont installés les appareils d'horlogerie et le mécanisme.
Cette importante construction a duré environ quatre années et la dépense totale s'est élevée à 2 100 000 Fr. Temps et dépenses, l'un et l'autre, s'expliquent parfaitement par les grandes difficultés de l'opération et les interruptions fréquentes du chantier, où il n'était possible de travailler que lorsque la tempête et l'état de la mer le permettaient.
Le phare de Fastenet est un joyau nouveau dont s'enrichit la fortune de Trinity-House, cette institution qui, depuis deux cent cinquante années, n'a pas cessé un seul instant de travailler à assurer la sécurité des côtes des Iles Britanniques. La direction des phares britanniques s'est attachée avec un soin vigilant à créer le plus grand nombre de phares. Qualité et quantité sont les deux mots d'ordre de l'institution qui veille avec attention à ce que son outillage soit toujours de plus en plus perfectionné. Le remplacement de l'ancienne tour de Fastenet par un phare moderne en est une preuve ajoutée à beaucoup d'autres.
WILL DARVILLÉ.