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Il y a dix ans, par un soir de mai, j'avais parcouru cette même côte de Penmarch dans des circonstances particulièrement tragiques... Dans la journée, un grain violent avait englouti, en quelques minutes, dans la passe funeste de la Jument, quatre barques de pêche et retourné les deux canots de sauvetage partis au secours des naufragés : on comptait vingt-sept morts.
La nuit était tombée, une froide nuit de brume. Les vagues, encore inapaisées, déferlaient sur la côte avec un bruit étrange qui se mêlait lugubrement à la déchirante plainte du vent. Des ombres, promenant des lanternes sourdes, glissaient sur les rochers : les pêcheurs de Kérity Saint Pierre et Penmarch, malgré la nuit, malgré le vent, malgré les lames, fouillaient la côte et scrutaient la blanche écume du flot. Ils recherchaient leurs morts.
De temps à autre, quelque part, un appel retentissait et la lueur dorée d'un fanal s'agitait dans la nuit. Comme l'appel s'élevait à nouveau plus pressant, les ombres se hâtaient vers le lieu tragique. Là, un des chercheurs tenait dans ses bras un cadavre.
Et par dessus cette vision d'apocalypse, l'hallucinant faisceau du phare d'Eckmühl balayait régulièrement la poussière brumeuse de la nuit...C'est un tout autre paysage qui se présente à moi par ce beau matin de septembre. Sur la lande, baignée de soleil, paissent quelques tranquilles troupeaux. Les bigoudens, dans leurs amples robes noires, ont un pli de gaîté au coin des lèvres et leurs hautes coiffes en pain de sucre, posées bien droit sur leurs cheveux de jais, éclatent de blancheur dans la pureté du matin.

Esseulée sur la lande, entre Penmarc'h et Saint-Guénolé, la vieille chapelle de Notre-Dame de la Joie se dresse face à la mer.


Des pantalons rouges de pêcheurs piquent, çà et là, leurs taches écarlates sur les façades blanches des petites maisons, sagement alignées le long de la rue principale de Saint-Pierre, au bout de laquelle, surmontée du casque étincelant de sa lanterne, se dresse la silhouette austère du géant des phares d'Europe : Eckmühl.
- Beau temps, dame ! me dit en guise de salut l'un des gardiens, que je surprends en train de ratisser sagement les allées du jardinet qui entoure l'entrée monumentale de l'édifice, en beau granit de Bretagne.
« Vous désirez visiter le phare ? Montez donc, monsieur... »
Et la lourde porte, aux écussons de bronze, tourne lentement sur ses gonds.

 
La vaste salle de garde traversée, étroite cage d'escalier en colimaçon nous happe..
— Evidemment, me confie mon guide, les premières fois, on souffle un peu. Question d'habitude. Mais lorsque vous serez monté là-haut aussi souvent que moi, vous ne vous amuserez certainement plus, ma doué, à compter les marches. D'ailleurs, nous y voici !
Une porte basse que l'on pousse, une bouffée d'air marin : nous débouchons sur l'entablement qui couronne le phare, à cinquante mètres du sol, et que surmonte la gigantesque lanterne, dont les cuivres, les chromes, les verres et les lentilles, minutieusement «briqués», étincellent au-dessus de nos têtes.
— Le plus puissant des phares d'Europe, énonce mon guide non sans fierté. Par temps clair, il porte à plus de 120 kilomètres.

***

Devant nous, sur l'immensité bleue, se profile le blanc cylindre du sémaphore de Saint-Pierre, élevé sur la vétuste plate-forme d'où jaillit le mât aux signaux et sur laquelle dort, sous sa housse de cuir, le vieux canon ti II me souvient d'avoir, par gros temps, entendu sa voix forte déchirer par deux fois les hurlements de la tempête, tandis que l'on hissait au mât le grand pavillon noir des jours de détresse : un navire était en perdition là-bas !

Là-bas... c'est, frangée d'écume, la passe traîtresse de la Jument, véritable domaine de la mort, que surplombe le phare de la Vieille, un des postes les plus durs de la côte.

— Dame ! Ils ne mangent pas du pain-beurre tous les jours, les deux de là-bas me dit en son langage imagé mon guide. Un sale coin... Songez donc qu'en hiver, ils sont parfois trois mois sans ravitaillement, ni nouvelles ! Impossible d'aborder et de faire la relève, tant la lame y est mauvaise.
« Un hiver même, par un soir, la lanterne ne s'alluma pas. Que se passait- il donc à la Vieille ?...
« Quand le bâteau des Ponts et Chaussées put enfin approcher, on apprit que le mécanisme de la lanterne était en panne et que l'un des deux gardiens était alité, malade depuis plusieurs semaines. De quoi devenir fou, ma doué dans ce domaine de l'enfer ! »
A nos pieds, sur la grève, quelques pêcheurs ravaudent tranquillement un filet, tandis que, pieds nus, ayant déjà enfilé le pantalon rouge de leurs pères, des gosses de la côte poussent lentement une barque à la mer...

***

LA PORTE MONUMENTALE D' ECKMUHL ET L'UN DES GARDIENS DU PHARE

 


Du phare d'Eckmiihl à Saint-Guénolé la route est courte qui serpente à travers la lande, sur laquelle sont posés au hasard, tels des jouets d'enfants, les petits cubes blancs des maisons de pêcheurs. Sur la gauche, un parapet de granit ourle la côte, derrière lequel on devine l'assaut furieux des vagues. Paysage désolé, à la rude beauté, grandiose écrin de ce joyau de pierre : Notre-Dame de la Joie, si cher aux fervents du pays d'Armor.

Esseulée sur la lande, tapie face à la mer, la vieille chapelle bretonne, dont on ne passe l'étroite porte qu'en se courbant, secoue une fois l'an, au 15 août, sa torpeur. Il faut
voir alors le grand pardon se dérouler sur la lande, à l'ombre du vieux clocher, sous la protection des lourdes bannières flottant au vent du large et que précèdent, posées sur les épaules des vieux loups de mer, les barques bénies et qui portent bonheur aux marins. Et sous la petite nef de bois, rappelant étrangement la carène d'un navire, et à laquelle sont suspendus les minuscules vaisseaux patiemment fabriqués par la main reconnaissante des pêcheurs, c'est la voix belle et grave de la vieille Armorique qui chante sa joie, ses espoirs et pleure
aussi ses « péris » en mer.

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UN DES JOYAUX DE L'ART BRETON :
L'ÉGLISE DE PENMARCH.

 

— Bonne pêche, patron?
— Bonne pêche, Le goff !
A Saint-Guénolé. les barques accostent au môle, lourdes de la moisson marine d'une belle journée.
Sardines, maquereaux, merlans brillent au soleil comme du vif argent, cependant qu'au fond des bâteaux grouillent crabes, langoustes et homards. Sous la lumière crue, on se hâte. Les flancs des paniers enflent sous la charge vivante. Les plates caissettes de bois s'emplissent à vue d'œil. Les charrettes, dégouttantes d'eau de mer, vont, viennent, se croisent, en sautant, sur les dalles inégales du quai.
— Cidre ?
— Cidre !
La pétillante boisson bretonne emplit les verres, dans l'estaminet voisin du port et, le soleil aidant, échauffe un peu les têtes. Entre deux bouteilles, on pèse en hâte le poisson sur la bascule placée dans la pièce voisine. Un gros crabe, tombé d'une panière, a gagné un coin d'ombre où, inlassablement, il gratte le sol de ses longues pattes velues. Cela sent la marée, l'algue verte, le tabac, le goudron, la saumure. On plaisante, on rit, on boit, on fume. Belle journée !

Bonne pêche ! Toute l'ambition de ces braves pêcheurs...
Des touristes, à l'arrêt, contemplent ce curieux spectacle, grouillant de vie et saturé de senteurs violentes. Cependant qu'un marin, là-bas, sur la grève, tourné vers le large, scande d'une voix forte quelque complainte bretonne, grave comme un cantique — la poignante chanson de ces rudes travailleurs de la mer...

PAUL DUPRAT.