Les phares de mon père

 

Texte et illustrations de Charles THÉRÉNÉ

Article paru les cahiers de l'Iroise - 21ème année - Numéro 3 - Juillet Septembre 1974 - "EN SUIVANT LA COTE DES ABERS"

 

 

À côte de Plouguerneau, véritable dentelle dont les festons se déroulent harmonieusement de l'estuaire de L'Aber-Wrach à la plage austère et grandiose du Vougot, n'a cessé depuis trente années d'être pour moi une source d'inspiration toujours renouvelée.

J'ai peint inlassablement ces grèves avec un tel plaisir, une telle constance dans l'émotion que je m'interroge ? Comment n'ai-je pas connu cette lassitude, cette saturation que la répétition d'un même paysage provoque presque invariablement chez un peintre.

Bien sûr, ces grèves sont mes grèves, les grèves de mon enfance dont chaque caillou, chaque trou d'eau me sont chers ; bien sûr, j'aime ces sables, ces rochers, ces goémons, ces barques noires qui se marient avec tant de mesure, de discrétion et de gravité pour créer cette sourde symphonie pleine de mystère dont le chant constitue l'âme même de ce coin de terre.

Mais toutes ces raisons, j'en suis convaincu, ne suffiraient pas à expliquer mon amour excessif pour Lilia si, dans ces paysages n'apparaissait partout et toujours le phare, le phare de mon père.

L'île Vierge, Lanvaon, l'île Wrach, cette trinité constitue pour nous des stèles élevées à la mémoire de notre père, aussi aimons-nous, en famille, égrener les souvenirs, rappeler les anecdotes cent fois répétées.

A L'ILE VIERGE

L'île Vierge ! Après avoir participé avec ses deux frères, Laou et Bi, à l'édification de cet extraordinaire cierge de 75 m, merveille d'élégance et de réussite technique, élevé au ras des flots sur une île minuscule, mon père y vécut 13 ans.

Cette vie au « Purgatoire » ainsi que l'appellent les gardiens de phare, par opposition à l' « Enfer d'Armen » et au « Paradis » des phares à terre, je la connais seulement à travers les propos échangés autour de la table familiale.

30 jours au phare, 10 jours à terre. Cette phrase remonte à ma mémoire comme un leitmotiv, car elle a rythmé la vie de mes parents pendant ces treize années.

30 jours de solitude, sans possibilité d'évasion, le moindre petit canot étant interdit, afin d'ôter aux gardiens la tentation de rejoindre sur la côte femme et enfants qu'ils peuvent, par beau temps, à la longue-vue, apercevoir sur la lande.

Dix longs jours heureux qui à l'heure du débarquement à la cale du Castel-Arch semblaient ne devoir jamais prendre fin ! Aussi, les retours à l'île étaient invariablement bien tristes et le panier d'osier chargé de « linge propre » et de victuailles se faisait bien lourd.

 

 

 

 La vie de tous les jours dans l'île pourrait paraître sans histoire. Le rite de l'allumage et de l'extinction avec sa répétition et son minutage précis réglant véritablement le rythme de la vie des gardiens.

Et pourtant cette vie apparemment si monotone et si régulière était en réalité d'une qualité exceptionnelle ; exceptionnelle par son originalité et par la force de caractère et l'équilibre nerveux qu'elle exigeait des hommes qui la subissaient pendant de longs jours ; exceptionnelle aussi par les responsabilités qu'elle implique et dont chaque gardien, je le sais pour avoir vécu près de mon père, avait la plus haute conscience.

Trois gardiens assuraient à cette époque le service. Époque héroïque où l'électricité n'avait pas encore supplanté le pétrole dans les phares. La surveillance du feu devait être constante et les gardiens se partageaient les nuits, et en hiver, elles étaient bien longues et les « quarts » bien pénibles au sommet de cette tour glaciale et oscillante par grandes tempêtes.

Les journées, bien longues aussi, étaient en partie occupées par un « astiquage » permanent et fastidieux, tant les cuivres abondaient. En permanence aussi, les gardiens peignaient, se transformant bien souvent en acrobates et en funambules, car la peinture résiste mal aux gifles du vent et aux embruns salés.

La cuisine pour trois hommes seuls posait un problème. À tour de rôle, ils devenaient maître-coq, chacun mettant son point d'honneur à réussir pour ses compagnons le meilleur plat mijoté !

Le ravitaillement, parfois irrégulier surtout en hiver, était assuré par le bateau des phares venant de L'Aber-Wrach. Les gardiens s'efforçaient de l'améliorer et de le compléter.

Ainsi, chacun d'eux avait son propre jardin gagné sur le sol aride de l'île, et dans ce domaine aussi régnait une rivalité amicale et stimulante.

Cependant, dès son arrivée dans l'île, mon père, aussi terrien que marin et goémonier, imagina autant pour occuper ses loisirs que pour améliorer l'ordinaire,. de faire de l'élevage et, « cette race de petits lapins noirs de pré-salé savoureux en civet » dont Ch.-Y. Peslin se fait l'écho dans une étude sur l'île Vierge, venaient en droite ligne de la ferme de mes grands-parents.

Les vaches broutèrent bientôt l'herbe rase de l'île apportant aux gardiens un lait et un beurre d'une exceptionnelle qualité.

Enfin, les moutons complétèrent le cheptel et cet élevage toléré par une administration bienveillante prospéra.

Les vaches de l'île Vierge connurent d'ailleurs sur le continent leur heure de célébrité grâce à l'exploit de l'une d'entre elles qui, sans doute lassée de l'isolement qu'on lui imposait, n'hésita pas, une nuit de printemps, à rejoindre la côte distante de trois à quatre kilomètres pour retrouver dans l'étable d'une ferme à Lilia un compagnon aimé, en entraînant dans son escapade un mouton, un seul, qui voulait ainsi confirmer une fois de plus que les moutons de Panurge ont bien existé !

Et les jours s'étiraient, bien longs cependant... Parfois, aux grandes marées, ma mère empruntait la longue chaussée de pierres qui, en pointillé, joint l'île Vierge à la côte afin de passer quelques moments auprès de mon père. Je connais pour l'avoir utilisée cette chaussée faite d'un entassement chaotique de rochers couverts de goémons visqueux. Cette véritable performance sportive exigeait bien du courage !

L'hiver, les tempêtes apportaient leurs cortèges d'événements que l'on m'a bien souvent racontés :

Ainsi par ce matin glacé d'hiver, mon père assurant le dernier quart découvrit au soleil levant autour de l'île une couronne ondoyante du plus beau beige... et Lilia mangea des cacahuètes au coin du feu pendant les longues soirées hivernales. Ou bien encore cette anecdote qui me touche de près et que j'ose raconter parce qu'il y a depuis de nombreuses années prescription : il m'a été rapporté que mon propre baptême connu une ambiance exceptionnelle, un baril du meilleur Porto ayant atterri à point nommé à l'île Vierge afin de permettre à mes parents de célébrer dignement cet événement.

AU PHARE DE LAVAON

Bien des années se sont écoulées. Après la longue période heureuse au phare de Roscoff, mes parents connurent au phare de Lanvaon une semi-retraite qui eut été sans histoire si la guerre de 1939 n'avait entraîné, pour eux aussi, bien des perturbations.

Le phare de Lanvaon est situé entre le bourg de Plouguerneau et la côte. Cette énorme tour carrée intrigue les promeneurs non avertis qui ne songent guère à donner le nom de phare à cette construction anormalement haute, et dont l'implantation au milieu des champs, à trois kilomètres de la mer, ne s'explique guère.

Et pourtant, ces promeneurs souvent trop pressés, ignorent le plaisir dont ils se privent. En effet, les visites étant autorisées, ils pourraient admirer, du haut de ce belvédère idéalement situé, la plus belle découpure de côte qui existe dans cette région du Nord-Finistère : on y découvre un magnifique panorama qui va des abers à la fuite de la côte vers Plouescat et l'île de Batz, tandis que devant vous, Lilia et son armada de petites îles emmenées vers la pleine mer par l'île Vierge, Vaisseau-Amiral, nous apparaît dans sa simple grandeur.

Décrivons rapidement cette étrange Maison-phare. Les vastes pièces rectangulaires sont empilées les unes sur les autres : la pièce du rez-de-chaussée étant réservée à l'ingénieur, et la dernière, sous les toits, abritant la lampe (la lanterne comme nous l'appelons, ridiculement petite si l'on considère l'énorme bâtisse qui la supporte).

Vie paisible de temps de poix, vie sans histoire, mais où je retrouve en moi le charme si particulier de la vie dans un phare.

La guerre, l'occupation viendra rompre cette sérénité. Le phare est occupé. Trois soldats Allemands logent tout là-haut auprès de la lanterne... Période troublée d'où je puis extraire des anecdotes qui pourraient amuser si elles ne se situaient dans un contexte particulièrement sombre.

Des combats aériens intenses se déroulaient chaque jour dans cette zone allant de L'Aberwrach au Corréjou et nous assistions, angoissés, du haut du phare, à ces spectacles atroces, étranges ballets dont les arabesques étaient interrompues par la chute de l'un ou l'autre des acteurs.

La petite scène vécue par ma mère et par ma sœur se situe à l'issue d'un de ces combats meurtriers.

Un avion anglais abattu s'abîme dans les flots au large de Saint-Michel. Le ciel d'un bleu limpide se constelle de parachutes qui descendent doucement au gré du vent. L'un d'entre eux se pose légèrement aux pieds de ma mère et de ma sœur dans le champ de lande tout proche du phare. Quelques rares voisins accourent. Il n'y a aucune possibilité de se cacher dans ce pays sans arbre et nous savons par expérience que les points de chute sont immédiatement repérés de Plouguerneau, de Lesmel ou de L'Aberwrach.

La scène se déroule ensuite paisiblement, véritable séquence de film : le jeune Anglais blond plie soigneusement son parachute. Ma mère et ma sœur, ô candeur des âmes claires, l'invitent à venir se reposer et se rafraîchir au phare. Elles lui proposent du thé — c'est un Anglais — il préfère de l'eau et accepte une barre de chocolat. Quelques minutes passent, des soldats allemands s'encadrent dans la porte de la cuisine, Le jeune Anglais blond remercie et part en oubliant son gant sur la table. Le chef allemand gronde à l'intention de ma mère un « attention » qui ne saurait l'émouvoir.

Une autre aventure, amusante celle-là, fut pour nous pendant de longs jours un sujet de plaisanterie que nos « invités » allemands n'appréciaient guère.

Une nuit bien sombre d'hiver entoure le phare ; mes parents achèvent leur repas du soir sous la lampe à pétrole ; un coup de feu claque et par la fenêtre ouverte mon père distingue dans l'ombre un groupe de soldats allemands, gesticulant et vociférant. Ignorant qu'il s'agissait d'un phare, ils avaient pour faire respecter le black-out éteint le feu tout là-haut à coup de fusil !

Le départ des soldats s'effectua malgré nos appréhensions sans dommage. Ils avaient l'ordre de détruire le phare. Sans doute ont-ils réalisé l'inutilité d'une telle destruction, aussi firent-ils sauter les charges de plastique dans un coin isolé de la campagne envoisinante.

 

 

A L'ILE WRAC'H

Le troisième phare de Lilia est situé sur l'île Wrac'h, cette petite et longue île étalée au soleil comme un lézard à l'entrée de L'Aberwrach. Il offre aux regards sa charmante silhouette de phare-jouet qui s'intègre si parfaitement au paysage, tout en rompant la monotonie des lignes usées de la côte.

Lieu idéal pour le farniente, l'isolement et la pêche, le phare de l'île Wrac'h connaitra hélas ! un destin moins heureux que celui de Lanvaon durant la dernière guerre. Son occupation par les Allemands fut marquée par un drame qui attrista toute la population de Plouguerneau : le vieux gardien que mon père devait remplacer avait conservé sous son sommier un fusil rouillé, paraît-il hors d'usage. L'arme fut découverte par les soldats et la déportation du malheureux gardien en fut la conséquence.

Les mois passèrent, les premiers occupants furent remplacés par des hommes plus âgés. Mon père séjourna épisodiquement au phare, mon jeune frère, réfractaire y trouva un refuge provisoire pour éviter un départ en Allemagne. Les vieux Allemands ignorant son âge véritable... ou feignant de l'ignorer.

Ils n'eurent cependant pas le même réflexe de sagesse que leurs compatriotes de Lanvaon et firent avant leur départ sauter la lanterne du phare de l'île Wrac'h.

Le temps s'est écoulé, les trois phares de mon père dressent toujours leurs silhouettes et quand je roule lentement sur la route qui mène de Plouguerneau vers Lilia, mes regards vont irrésistiblement de l'un à l'autre... et les souvenirs montent en moi.

N.D.L.R. - Sur le phare de l'île Vierge, voir l'excellent article de Charles Le Goffic paru dans « La Dépêche de Brest » du 23 mars 1900, pp. 2 et 3.