Article paru dans le magazine Historia 118 - Septembre 1956

 

Les touristes ou les marins qui aperçoivent, à l'extrême pointe de l'Europe, le phare d'Armen, ne se doutent guère de l'admirable épopée que fut sa construction. Louis Le Cunff, l'auteur de Feux de mer, de S.O.S. Atlantique (André Bonne), a écrit la passionnante histoire du phare qui fait honneur au courage des Français.

 

Sein est un véritable radeau de roches et de sable, posé à plat sur l'océan, à huit kilomètres au large de cet énorme cap granitique bien connu des touristes, la pointe du Raz.

Cette île, que les cartes désignent par un point minuscule dans l'ouest du continent européen, n'a pas plus de 1 200 mètres de long sur 800 de large. Quelquefois, cette largeur tombe à 40 mètres, pour former un étranglement où passe un chemin balayé par les lames.

Séparée du continent par le Raz de Sein, et du grand large par l'éperon sous-marin de la Chaussée d'Armen, elle est, cette île, comme le pivot d'une gigantesque hélice aux pales infernales.

Dès la fin d'octobre, la terrible ronde commence, transformant bientôt la mer en un immense tourbillon d'écume absolument infranchissable. C'est à ce moment que le vieux dicton prend toute sa signification : « Qui voit Sein, voit sa fin. »

Mais ce dicton-là est français : c'est celui des navigateurs étrangers à l'île. Il en est un autre, plus terrible encore, en langue celtique celui-ci, qui dit le calvaire des femmes en noir : « Etre enez hag er beg eman berred ar goazed. »

Ce qui se traduit ainsi : « Entre l'île et la Pointe, c'est le cimetière des hommes… » Pas de croix, pas de plaque dans ce cimetière. Rien que l'éternelle et formidable pulsation de l'Océan, roulant dans ses courants et ses marées les épaves et les corps sans vie, jusqu'aux sables luisants de la Baie des Trépassés.

Au-delà, dans l'ouest de l'île, les roches de la chaussée sous-marine, vestiges d'un continent disparu, forment sur quinze milles leur chapelet maudit.

Autrefois, quand la nuit refermait sur les navires son rideau d'incertitudes, les pilotes naviguant dans ces parages se recommandaient à Dieu. Car les feux n'étaient pas nombreux par là. Et ceux qui s'allumaient parfois sur les rivages n'étaient pas toujours des feux amis.

Des siècles durant, sous toutes les latitudes, les naufrages furent ainsi les aubaines des populations îliennes, y compris sans doute celles de Sein. De là à penser qu'il leur arrivait parfois d'aider le destin, il n'y a qu'un pas…

C'est en 1839 seulement que furent allumés le phare de « Bec du Raz », à l'extrémité du Cap, et celui de l'île de Sein. Mais ces mauvais quinquets n'étaient que peu de chose au regard des dangers dont sont parsemés ces parages. Ils indiquaient certes aux navires venant de l'Ouest, l'alignement de la dangereuse Chaussée.

Mais ceux qui arrivaient du Sud, de Gibraltar, de Bordeaux ou de Nantes, ceux-là n'étaient guère protégés. Le naufrage du vaisseau Le Sané, en 1859, allait, après bien d'autres, en apporter la preuve retentissante.

C'est alors que l'on commença à parler de la construction de deux phares : l'un sur la roche de Gorlebella, au milieu du Raz, l'autre sur Armen, un des cailloux de la Chaussée.

— Passe encore pour le premier, ricanèrent les Iliens. Mais pour ce qui est d'Armen, jamais on ne réussira. La roche découvre à peine d'un mètre aux basses eaux.

Aujourd'hui pourtant, ils sont là tous les deux, le phare d'Armen et celui de « La Vieille », l'un à l'ouest, l'autre à l'est de l'île, comme deux sentinelles avancées, montant la garde aux frontières du continent occidental et de l'Atlantique, dans ces marches mouvantes où le roc et la mer se livrent, depuis des millénaires, le plus hallucinant des combats :

Armen, qui jette toutes les vingt secondes ses trois éclats blancs à 24 milles au large.

La Vieille, dont les cinq secteurs blancs voisinent avec deux secteurs rouges et deux secteurs verts, visibles les premiers à 17 milles, les autres à 13 milles environ.

Oui, les hommes ont réussi à planter là ces deux immenses cierges qui, désormais, s'allument chaque soir, à cet endroit où les vents, les pluies, les courants, se donnent rendez-vous aux mois noirs pour célébrer ce que Le Braz appelait la « Messe du Raz ».

Terrible, effrayant, maudit, infernal : les mots les plus violents du vocabulaire perdent soudain leur signification quand il s'agit du Raz de Sein et de la Chaussée d'Armen. Ils roulent au long des phrases comme roulent au long des grèves ces galets plats et arrondis qui furent autrefois des blocs de granit aux arêtes vives.

Et pourtant, quels autres mots trouver pour qualifier ces funestes parages où tant de navires se perdirent corps et biens !

Littérature ? Eh bien ! Ecoutez donc ce bilan qui vaut pour vingt-cinq années : de 1880 à 1905.

Trente-cinq naufrages en vingt-cinq années entre le cap et la dernière roche de la Chaussée. Encore convient-il d'ajouter à ce chiffre les huit bateaux de pêche qui ne figurent pas sur les rapports officiels, mais qui, pourtant, ne regagnèrent jamais leurs ports d'attache : Camaret, Douarnenez, Audierne et Le Guilvinec.

Croyez-vous qu'il en faille plus pour nourrir une légende aussi ancienne sans doute que la navigation elle-même : celle de la malédiction qui pèse sur ces parages ?

Aujourd'hui qu'avec la Vieille, les deux phares de l'île de Sein et Armen, toute une série de tourelles à feux fixes, de bouées, de cornes et de sirènes indiquent aux pilotes la route à suivre, le nombre des sinistres a sans doute diminué.

Mais la légende est tenace : toute une littérature continue à s'y abreuver, et aussi cette moderne imagerie d'Epinal qu'est le cinéma. Pendant longtemps encore, les seuls noms du Raz de Sein et de la Chaussée suffiront à évoquer dans nos esprits des ouragans et des naufrages. Quelques lignes annonçant la perte d'une Marie-Stella ou d'un Joseph-Etienne viendront nous rappeler la terrible réalité des légendes humaines.

Lorsqu'elle apparaît à la vue du navigateur, la tour d'Armen n'a pourtant rien d'impressionnant. Ses 34 m 50 de hauteur la classent assez loin derrière les Héauts de Bréhat qui, avec leur 51 m 10, viennent largement en tête des tours isolées.

Mais la hauteur d'un phare n'a évidemment rien à voir avec les difficultés qu'a présentées sa construction. Et les 34 mètres de la tour d'Armen ont sans doute demandé plus d'efforts, de persévérance, de courage que ne l'exigerait aujourd'hui la construction d'une cité industrielle aussi vaste que Detroit ou Chicago.

Il fallut, en effet, aux bâtisseurs d'Armen quelque quatorze années pour mener leur tâche à son terme. Et même, si l'on tient compte des multiples études qui précédèrent l'ouverture du chantier, ainsi que des travaux de consolidation qui se poursuivirent longtemps après que fût allumé le feu d'Armen, ce n'est pas quatorze ans, mais trente-deux ans qu'il faut écrire.

Dès 1860, une commission mixte composée d'ingénieurs et de marins avait parcouru la Chaussée de Sein pour savoir si la construction d'une tour pouvait être tentée dans les parages de l'île de Sein, avec quelque chance de succès. Mais il n'avait pas été possible, à l'époque, de dire avec précision si le rocher pouvait se prêter à l'entreprise projetée.

Le 17 octobre 1865, l'inspecteur général des ponts et chaussées s'adressait à l'ingénieur de l'arrondissement Sud-Finistère pour lui demander de reprendre l'enquête, en liaison avec les pêcheurs de Sein.

Cette date fut le point de départ d'une des plus extraordinaires épopées de la mer, dont j'ai eu la bonne fortune de pouvoir établir pour la première fois une chronologie assez précise.

Quand, le 13 novembre 1865, l'ingénieur Joly, chef de l'arrondissement Sud-Finistère des Phares et Balises, s'embarqua à Douarnenez, pour l'île de Sein, en compagnie de son collaborateur Lacroix, il avait dans sa sacoche de voyage les conclusions de la commission de 1860 qui disaient à peu près ceci :
«Il n'y a sur la partie occidentale de la Chaussée d'Armen, connue sous le nom de « Basse Froide », aucune roche susceptible de servir d'assise à un phare. La construction d'une base artificielle constituerait une entreprise gigantesque, présentant des difficultés inouïes et nécessitant des dépenses énormes se chiffrant par millions, que l'Administration n'est pas en mesure de supporter.
«La profondeur du fond, les pointes de rochers dont il est parsemé et la violence de la mer et des cou­rants ne per­mettent pas non plus de songer à l'installation d'un feu flottant qui ne résiste­rait pas un seul hiver à l'assaut des tempêtes.
«Bref, la seu­le solution qu'on puisse envisager serait la construction d'un phare à cinq milles de l'extrémité, sur Neurlac'h, la der­nière des roches du Pont de Sein qui découvrent à toute heure de marée. »

La Commission des Phares et balises n’avait pas cru devoir suivre cette conclusion, et, c’est à sa demande que l'inspecteur des Phares et Balises avait prié M. Joly de se mettre en route pour Sein...

Le jour même, l'ingénieur de Quimper embarquait deux pilotes de l’île et le baliseur Armorique mettait le Chaussée en longeant la partie nord. La mer était belle et la marée  relativement faible. Et pourtant, les pilotes laissaient percer leur scepticisme :

— Débarquer sur Armen, ce n'est déjà pas une chose facile à la belle saison ; en novembre, c'est pratiquement impossible.

Qu’à cela ne tienne répondait l’ingénieur. Nous « raserons » le rocher et nous pourrons au moins nous faire une idée.

Tant que le bateau n'eut pas atteint Neurlac'h, il fut relativement protégé contre le vent du Sud qui soufflait assez fort. Passé la roche, ce fut une autre affaire.
— La mer, rapporte M. Joly, s'agitait au fur et à mesure que nous avancions sur la Chaussée. À cinquante mètres de la roche, les lames devinrent si fortes qu'il fallut regagner le large.


« Il était environ quatre heures du soir, et la mer était basse à 5 h 3/4. La roche qui découvre à mi-marée eût dû commencer à être visible. Nous avons pu effectivement l'entrevoir (mais seulement pendant le court instant où le nuage d'écume qui l'enveloppait s'était dissipé) et nous faire une idée approchée de sa forme et de ses dimensions... »
Tel fut le maigre bilan de l'enquête de l'ingénieur Joly : l'image d'une roche vaguement aperçue à travers les lames et l'écume. Oui ! les pilotes pouvaient dire avec quelque semblant de raison :
— C'est de la folie, jamais on ne pourra bâtir un phare sur Armen.


M. Joly pensa qu'avant d'entreprendre une nouvelle tentative en direction de la roche, il fallait peut-être mener une enquête détaillée parmi les Iliens. L'ingénieur ne nous a pas rapporté comment il s'y prit pour entrer en rapport avec les pêcheurs. C'était, je l'ai dit, en 1865, et bien rares à cette époque, étaient ceux qui parlaient français à Sein.

L'ingénieur réussit cependant à former une sorte de commission composée du syndic, de cinq pilotes et d'un vieux pêcheur qui avait accompagné les ingénieurs-hydrographes lorsqu'ils avaient levé la carte de ces parages en 1817.

Tous les hommes de Sein connaissaient parfaitement Armen pour être passés fréquemment à proximité du rocher. Mais très rares étaient ceux qui s'étaient aventurés sur la roche elle-même, l'entreprise étant, selon eux, inutile et dangereuse.

M. Joly n'en trouva que deux, qu'il fit entrer dans sa commission. Et l'on se mit à discuter ferme.

Assez rapidement, l'ingénieur put se convaincre d'un certain nombre de choses.

D'abord que la roche « découvrait » à mi-marée. On pouvait y accéder par le nord-est, avec le courant de flot ou par le sud avec le jusant. Les deux passes présentaient des profondeurs d'eau suffisantes pour des bateaux d'un assez fort tonnage.

 

 

Deux « basses » (1) isolées existaient à 50 mètres environ, l'une au nord-ouest, l'autre au sud-est, qui amenaient un peu de houle dans le voisinage.

On pourrait sans doute arriver à la roche sans trop de difficultés, mais l'accostage serait certainement plus délicat, sauf par une mer parfaitement calme. En conséquence, il était prudent d'attendre une morte eau et la fin du flot, ou le commencement du jusant (2).

— A la rigueur, affirmaient certains marins, on pourrait débarquer durant les grandes marées.

Mais l'opération comportait de trop grands risques, en raison des courants, particulièrement violents dans ces parages.

Restait encore à définir la direction de ces courants aux différents moments de la journée.(Il convient, en effet, d'indiquer que les courants changent de sens en fonction de la marée.) M. Joly s'y employa minutieusement.

« Les courants viennent frapper contre une des faces de la roche, et du côté opposé existe un remous d'une surface un peu supérieure à la sienne. Celui-ci, pendant les grandes marées, est fort agité. Il s'y produit des tourbillons rapides dans lesquels il serait impossible de se maintenir.

« Dans les mortes eaux, au contraire, le calme qui y règne est assez prononcé pour qu'on puisse maintenir facilement dans l'intérieur un navire au mouillage. Les marins prétendent que des bâtiments de 200 à 300 tonneaux seraient ainsi à l'abri et pourraient y séjourner par les temps où la roche serait accostable, pendant près de trois heures.

« La seule précaution à prendre serait de changer de mouillage au moment du renversement du courant, opération qui pourrait se faire sans peine...

« Ainsi, ajoutait l'ingénieur, l'accostage sera pénible et le débarquement dangereux même par beau temps... »

 

 

Tel fut le mérite de l'ingénieur Joly : il se comporta face à la roche d’Armen  comme un chef d'armée devant une forte ennemie réputée imprenable. Il sut se faire une image très précise de l’objectif à conquérir, apprécier sa résistance, déterminer ses points faibles, choisir les itinéraires les plus favorables pour s’en approcher, évaluer les risques et les chances de l'entreprise.

Et surtout, il sut être patient et ne pas forcer la victoire. Pendant près de deux ans, Armen résista et, l'année 1886, qui vit  M. Joly revenir à Sein, n'apporta aucune décision : à l'abri derrière ses courants, ses lames, la roche semblait narguer les hommes.

Mais ceux-ci, insensiblement, resserraient leur dispositif d'attaque, poursuivant leurs  observations, leurs mesures, leurs études sur les courants et les marées.

Le 17 mai 1866, l'ingénieur Joly, muni d'une ceinture de sauvetage, réussit pour la première fois à mettre le pied sur Armen.

Cet événement, pour banal qu’il puisse paraître, constituait de fait l’une des plus importantes victoires de l'homme sur la mer. Tout ce qui suit en procède directement.

Mais déjà un autre problème se posait à M. Joly : trouver la main-d'œuvre nécessaire à l'ouverture du chantier. Ce fut là une tâche aussi difficile que de prendre pied sur la roche.

Pour mille raisons, il ne pouvait être question d'aller chercher des ouvriers sur le continent. Il fallait d'abord qu'ils fussent hommes de mer : qui donc, en dehors d'un matelot, pouvait accepter de travailler sur la roche, même avec l'appât d'un fort salaire ?
Mais surtout, on ne pouvait songer, dans les débuts tout au moins, à ouvrir un chantier permanent. L'état de la mer ne permettait sans doute pas de travailler plus- de trois ou quatre fois par mois.
Il fallait donc faire appel à des hommes qui aient déjà une occupation, la pêche par exemple, et qui acceptent de considérer le travail sur Armen comme un revenu d'appoint. L'ampleur de l'obstacle apparaît dans cette lettre, écrite de la main même de l'ingénieur Joly.
« Nous avons cherché si quelques pêcheurs de l'île voulaient entreprendre le creusement des trous de mine sur la surface en leur indiquant les conditions d'un tel travail. Mais notre proposition a été mal accueillie. Si les habitants de l'île de Sein forment d'intrépides marins, toute autre occupation que la pêche leur paraît indigne d'eux.
« Ceux que nous avons vus ont refusé nettement de se livrer à un travail de cette
nature en se rejetant sur leur inexpérience, et, quoi que nous ayons pu dire pour les décider, ils nous ont répondu que nous pourrions trouver sur la « grande terre » des ouvriers habiles, qu'eux se chargeraient volontiers de les conduire sur le rocher, mais que c'était là tout ce qu'ils savaient faire.
« Nous doutons qu'on les fasse changer d'avis. »
Quelque trente années plus tôt, lors des premières études pour l'emplacement d'un phare sur l'île, la population de Sein avait manifesté assez vivement son hostilité à ce projet, et si bruyamment, dit-on, qu'on dut menacer de faire venir la troupe.
Mais M. Joly était aussi rusé qu'il était courageux et persévérant. Toujours aidé par le conducteur de travaux Lacroix, il entreprit, avec un crédit particulier, quelques travaux de restauration sur les digues de l'île.
Les marins acceptèrent de prêter leur concours pendant plusieurs mois. Et le 20 mai 1867, l'ingénieur en chef de Brest, M. Planchat, pouvait écrire à Paris :
« Nous avons sous la main le personnel nécessaire pour les travaux de l'île. »

Peu après, le chantier d'Armen était ouvert.
Chantier ? Le nom apparaît bien pompeux pour le genre de travaux qui s'effectua cette année-là sur le rocher.


La première tâche des constructeurs de phare est évidemment d'établir un système d'accostage qui permette aux chaloupes et aux chalands d'approcher la roche avec le maximum de sécurité.

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Pour cela, on doit forer dans la pierre des trous où sont ensuite scellés quelques organeaux d'amarrage ainsi que des pitons pouvant permettre aux gaffes de mordre et aux ouvriers de s'accrocher si le récif est balayé par la mer.


Tâche dangereuse s'il en est, et qui revêtit sur Armen le caractère d'un exploit sensationnel. Écoutons plutôt l'un des ingénieurs.

 :
« Dès qu'il y avait chance d'accoster, deux hommes descendaient sur la roche, munis de leur ceinture de sauvetage, se couchaient sur elle, s'y cramponnant d'une main, tenant de l'autre un marteau et travaillant avec une activité fébrile, incessamment couverts par la lame qui déferlait par-dessus leur tête.

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« Si l'un d'entre eux était entraîné par la force du courant, sa ceinture le soutenait et une embarcation allait le repêcher pour le ramener au travail. »
Il fallait avoir, on en conviendra, l'âme chevillée au corps !
Cette année-là — 1867 — on ne put accoster Armen que sept fois. Au total, huit heures de travail ; quinze trous percés !


L'année suivante, légers progrès : dix-huit heures de travail. Les crampons sont scellés dans la roche. Le conducteur Lacroix accompagne les ouvriers sur Armen. Négligeant le risque, il est toujours le pre­mier à prendre pied sur le rocher.
À plusieurs reprises, après des incidents qui faillirent lui coûter la vie, il se vit rappelé à la prudence par le directeur des Phares et Balises. Mais il recevra en même temps les félicitations du ministre des Travaux Publics !


À partir de 1869, les travaux commencent à progresser de façon satisfaisante. Et dès le mois de juin le plateau rocheux était recouvert d'une maçonnerie sur 0 m 30 d'épaisseur. Le temps est beau durant cette campagne. Mais l'on considère toujours comme extraordinaire le fait de pouvoir demeurer pendant 1 h 55 sur le rocher.
Comment s'effectue le travail ?


Le plus simplement du monde : le ciment Parker est gâché sur la roche elle- même, par petites quantités, dans des auges. Six hommes sont affectés à la préparation du mortier, lequel est ensuite utilisé par deux maçons.
Le vapeur Armorique se tient à 50 ou 100 mètres de la roche, selon le temps. Mais cette distance qui paraîtra bien faible aux profanes est extrêmement périlleuse à franchir.
Extraits du rapport de juin 1869 :


« Les résultats obtenus au cours de ce mois ont de l'importance. Ils ont déjà amélioré la situation. Les ouvriers acquièrent une expérience précieuse.
« Sans devenir téméraires, ils ont plus de sang-froid et exécutent les différentes mains-d’œuvre avec moins de précipitation et plus de sûreté. Tous sont munis de ceinture de sauvetage et sont amarrés à la roche. Un pilote expérimenté préside aux accostages. Il reconnaît d'abord la possibilité de descendre ; l'accostage a lieu ensuite s'il l'a jugé possible... »
Survient la guerre de 1870 avec son cortège de désordres et de perturbations. Les relations sont coupées entre Paris et la Bretagne. Comme les denrées alimentaires, les matériaux se font rares. Et les ingénieurs de Brest, privés de tout contact avec la direction des Phares et Balises, en sont réduits, pour assurer l'éclairage des phares, à des initiatives personnelles. Est-il besoin de dire que les travaux d'Armen connaissent durant cette période un très net ralentissement ?
Et puis, doucement, la France recommence à vivre...
La première lettre adressée par l'ingénieur en chef de Brest, directeur des Phares et mérite d'être citée. Elle porte la date du 18 février 1871.


« La campagne de 1870 n’a pas été aussi fructueuse que je l'espérais. La mer a été généralement moins belle qu’en 1869 ; les accostages ont été par conséquents moins nombreux et moins faciles. Les événements ont été aussi pour quelque chose dans  l'amoindrissement des résultats obtenus Ils nous ont frappés de stupeur et n’ont laissé à personne la liberté d’esprit nécessaire pour la conduite des travaux... »
En ce qui concerne plus particulièrement Armen, il résulte de la lettre de M. Planchat que le nombre des accostages utiles durant la saison n'a été que de huit.
Au total, dix-huit heures de travail pendant lesquelles ont été exécutés environ 12 mètres cubes de maçonnerie.

A partir de 1872, les travaux vont reprendre d'une manière plus suivie, mais il faut alors compter avec l'état de la mer. Ainsi, l'année suivante, il ny eut que six débarquements sur la roche (soit à peine 15 h 25 de travail), alors que toutes les années précédentes, depuis1868, avaient permis au moins treize accostages.

On méditera sur la petite chronologie ci-dessous qui, en résumant les résultats de l'année 1873, illustre avec éloquence l'incertitude dans laquelle vivent les  « travailleurs de la mer » agents des Phares et Balises.

—        Avril : trois tentatives de débarquement sans résultat.

—        Mai : deux descentes sur la roche. Au total : 3 h 30 de travail pendant lesquelles on ne peut faire que du nettoyage afin d’assurer la liaison entre les maçonneries anciennes. On réussit tout de même à couler 2 mètres cubes de maçonnerie.

— Juin : deux accostages ; total : 6 h 55 ; 11 m3 75.

—Juillet : deux accostages, 5 heures de travail, 9 m' 25 de maçonnerie.

—Août : Rien. La mer a été constamment mauvaise.

Au 12 septembre, les conditions atmosphériques ne se sont toujours pas améliorées et le chantier est congédié. Mauvaise campagne s'il en fut.

Année 1874 : 18 accostages. Il a été impossible de débarquer sur la roche du 31 juillet à la fin septembre.

Année 1875 : 23 accostages ; 111 heures de travail. La campagne a très mal débuté : du 1er mai au 1" juillet, on n'a pu prendre pied sur la roche que six fois.

Extraits du journal du conducteur de travaux Probesteau (3) :

1er  juin : nous avons tenté la descente.

Partis de l'île avec une petite brise de nord, qui tomberait, croyions-nous, à la basse mer, nous avons été assaillis à mi-route par un grain très violent qui nous a obligés de revenir à l'île.

2 juin : l'accostage est possible et 10 mètres cubes de maçonnerie peuvent être réalisés.

Du 3 au 8 : impossible de prendre pied sur la roche.

8 juin : « J'ai réussi, mais avec peine, à débarquer quelques matériaux. Pendant 45 minutes, il a été impossible de maintenir la chaloupe à quelque distance du piton : les amarres et les chaînes cassaient successivement et ce n'est qu'à la basse mer que j'ai pu commencer le déchargement. Aussi n'ai-je fait débarquer que peu de choses : 16 pierres de couronnement et 1 m 75 de moellons.

« Malgré l'heure avancée de la marée, lorsque j'ai pu commencer le travail de maçonnerie, j'ai tenu à poser toutes les pierres de couronnement avant de quitter la roche. Aussi l'embarquement du personnel a été difficile et dangereux même. Cela s'est fait au moment où le courant était dans toute sa violence et la mer n'était pas très belle. Je m'estime heureux de n'avoir pas d'accidents graves à déplorer, car c'est un des accostages les plus dangereux que j'aie jamais vus. »

1876 : mauvaise année. La campagne est marquée par de nombreux incidents: des bouées qui chassent, le treuil de la plate-forme emporté par la tempête.

1877 : 30 accostages, 261 heures de travail, soit en moyenne 8 h 40 par accostage. La tour est portée à 16 m 50 au-dessus de sa fondation et à 12 m 30 au-dessus des plus hautes mers. Cubage total de la maçonnerie : 120 mètres environ.

Mais au cours de la campagne on a perdu quatre treuils enlevés par la mer; de plus, le mât de charge inférieur a été cassé au bas de son emplanture, et la plate-forme intermédiaire emportée.

Encore quatre années de travaux. Et le phare est enfin inauguré le 31 août 1881, il y a soixante-quinze ans.

Mais au lieu de triompher, les constructeurs sont comme effrayés de leur victoire. Pendant des années, ils vont être littéralement hantés par la crainte de voir la tour d'Armen emportée par la mer. Toutes les correspondances échangées entre Quimper et Paris portent la marque de cette préoccupation. On s'inquiète surtout du diamètre trop réduit de la tour par rapport à sa hauteur : 7 m 20 seulement pour 24 m 50. Le rapport n'est que de 0,21. C'est bien peu, comparé aux autres tours.

La vue de cette colonne étroite au milieu de l'Océan est bien faite pour susciter la crainte. Les enquêtes se succèdent pour vérifier que l'assise du phare n'est pas rongée par la mer. Toute une controverse s'engage sur les qualités respectives des ciments Medina Parker et Portland. Au service des Phares et Balises de Paris, une véritable angoisse va régner durant des années.

C'est seulement en 1897, c'est-à-dire trente-deux ans après la première enquête de l'ingénieur Joly, qu'on put considérer la tour d'Armen comme véritablement achevée, c'est-à-dire à l'abri de tout danger. Alors que la construction elle-même avait demandé quatorze ans, ce qui est déjà une sorte de record, les travaux "confortatifs » durèrent encore dix-sept années.

Une première fois, on dégrada tous les joints des soubassements faits au ciment Parker pour les refaire au ciment de Portland. Mais ce travail titanesque ne fut pas décisif.

Finalement, on dut se résoudre à constituer autour du phare une enveloppe protectrice qu'on éleva jusqu'à 11 m 20, c'est-à-dire à la hauteur de la plate-forme.

C'est sans doute grâce à ces travaux de consolidation qu'on a épargné à Armen le sort des phares d'Eddystone et Minot's Ledge qui furent emportés par la mer avec leurs occupants.

Depuis lors, bien d'autres drames se sont déroulés sur la haute tour de la Chaussée de Sein. D'aucuns se souviennent peut-être de la triste fin du gardien-chef Plouzennec, enlevé par une lame de fond, le 15 janvier 1921, alors qu'il se trouvait, par une mer assez belle, sur la plate-forme du phare.

Le malheureux, qui put se maintenir pendant quelques instants sur l'eau, tenta en vain de saisir une bouée que lui lançaient ses compagnons. Il leva un bras vers le ciel et cria :

— Adieu ! C'est fait. Tant pis !

Et il disparut emporté par les flots.

Mais c'est le mois de décembre 1923 qui représente, pour le phare d'Armen, la date la plus tragique. Ils étaient trois à cette époque sur la haute tour, au large de Sein: François Le Pape, Henri Loussouarn et Hervé Menou. Depuis vingt-six jours déjà, ils étaient bloqués par la tempête, et il leur avait fallu, en l'absence de vivres frais, entamer le biscuit de réserve.

Pour comble de malheur, le gardien Le Pape était malade depuis plusieurs jours. Intoxication causée par les vapeurs de mercure, dira par la suite le médecin. Mais le pauvre garçon, ancien fusilier-marin de Dixmude, souffrait aussi d'une cruelle blessure qui lui avait valu l'amputation d'une jambe. Car c'était encore le temps où la fonction de gardien de phare était réser­ée aux grands mutilés.

La fièvre était devenue si forte que Loussouarn et Menou s'étaient décidés à hisser le drapeau noir. Et l'on sait ce que signifie le sinistre pavillon dans le langage des phares : S.O.S... S.O.S....

Là-bas, à l'île de Sein, l'appel de détresse avait été aperçu. Mais le patron Rohou qui, sur sa barque de pêche assurait à l'époque le ravitaillement, n'avait pas réussi à établir le va-et-vient avec le phare. Le désespoir au cœur, les deux hommes valides l'avaient vu tourner et virer dans la tempête.

Il était alors trois heures et demie de l'après-midi. Loussouarn se trouvait dans la cuisine, au premier étage de la tour. Là- haut dans la salle des machines, Menou préparait l'allumage du feu, car la nuit tombe vite à cette époque de l'année. Dans sa chambre, Le Pape gémissait sur sa couchette...

Le malade se tournait, se retournait, ne pouvant se résigner à demeurer couché. Malgré la fièvre, le voilà soudain qui se lève et qui monte l'escalier, trainant péniblement son pilon. Il rejoint bientôt Menou dans la salle de veille. On imagine alors le dialogue entre les deux hommes

    Qu'est-ce que tu viens faire ici ?

    Je viens te donner un coup de main

    Mon pauvre vieux, tu ferais mieux de rester couché. Tu ne t'es pas regardé dans une glace...

—        Qu'est-ce que tu veux, je ne peux pas rester au lit. Cela me rend malade.

Allez donc faire entendre raison à des hommes comme Le Pape lorsqu’ils se mettent quelque chose dans la tête. Mieux ne vaut pas insister.

—        Ce n'est rien, dit le mutilé. Quand j'étais à Dixmude sous la mitraille, c’était autre chose. Et puis, je ne peux quand même pas vous laisser tous les deux assurer le service...

—        C'est bon, c'est bon ! Fais ce que tu veux. Mais ne viens pas te plaindre ce soir...

À quatre heures trente, le feu d’Armen balaie l'horizon de son immense pinceau blanc : trois éclats toutes les vingt secondes.  Cinq heures sonnent dans la cuisine. Loussouarn abandonne son fourneau et rejoint ses deux compagnons à la lanterne.

Et tous trois, passés sur la galerie extérieure, scrutent l'océan déchaîné dans l’espoir d'y apercevoir à nouveau la barque de Rohou. En vain... Sur les crêtes écumantes,  rien ne paraît. Il ne faut plus rien attendre pour aujourd'hui.

Soudain, c'est un cri :

—        Nom de D... le feu !

Une épaisse fumée noire monte de l’escalier. Les trois hommes rentrent en hâte dans la salle de veille et s’engouffrent dans l'escalier en spirale. Mais bientôt, suffocants, menacés d'asphyxie, ils doivent remonter. Que faire ? Il faut absolument descendre. Car en bas, il y a la cave à pétrole. Si le feu l'atteint, c’en est fini du phare... et d'eux-mêmes.

Déjà des explosions se font entendre : ce sont des vitres qui viennent d’éclater. Se penchant sur la balustrade, Le pape, Menou et Loussouarn aperçoivent de longues flammes qui sortent par la fenêtre de la cuisine et par celle de la première chambre à l'étage au-dessus.

Il n'y a plus maintenant pour descendre que le câble du paratonnerre ou la potence de fer scellée dans la maçonnerie avec le filin qui sert à établir le va et vient lors des relèves.

Le Pape n'hésite pas. Il n’a qu’une jambe, mais les bras sont solides. Calmement, il se laisse glisser le long du câble conducteur.

Les deux autres, révélant des qualités d'équilibristes qu'ils s’ignoraient, s’engagent sur l’étroite potence métallique, qui surplombe la mer furieuse, et empoignent le câble avitailleur. Puis c'est la vertigineuse descente dans le vide.

Quelques instants après, ils sont tous les trois sur la plate-forme du phare, après avoir essuyé au passage le crachement brûlant des fenêtres Mais ce n'est point à leurs brûlures qu'ils songent; c'est au pétrole.

Les voici qui s'attaquent à la porte d'entrée, une lourde porte de bois fermée par un énorme verrou de fer. Autour d'eux, la mer monte rapidement, lançant dans leur direction des lames monstrueuses. Vont-ils subir à leur tour le sort du malheureux Plouzennec ?

Non ! Malgré les débris brûlants et les morceaux de verre qui s'abattent sur eux, ils parviennent à enfoncer la porte. Un instant, la chaleur que dégage l'incendie, les oblige à chercher refuge dans la soute à charbon. Et puis, hardiment, ils vont s'attaquer au sinistre.

Seau par seau, l'eau est lancée sur les flammes dévorantes et les débris ardents. Marche après marche, du rez-de-chaussée à la cuisine, de la cuisine aux chambres, des chambres jusqu'à la salle de veille, la lutte victorieuse va se poursuivre durant la nuit.

Au matin, après dix-sept heures sans répit, les trois hommes ont atteint la lanterne. Elle est détruite. Mais le phare est sauvé. A l'intérieur de la tour, il ne reste rien. Le feu a tout dévoré : lits, chaises, tables, planchers, et surtout vivres de réserve.

Noirs, hirsutes, trempés, grelottants, tenaillés par la faim, les trois gardiens ont conscience d'avoir fait tout ce qu'il était humainement possible de faire. Il ne leur reste plus maintenant qu'à attendre le secours... ou la mort.

Le secours viendra. Pas immédiatement, cependant, Le baliseur Léon-Bourdelles, puis un remorqueur, devront, l'un après l'autre, renoncer à établir le va-et-vient.

Revenu peu après, aux abords du phare, le Léon-Bourdelles sera plus heureux cette fois. Et les deux premiers qui s'engagèrent sur la frêle escarpolette, au-dessus du flot écumant, furent les deux ingénieurs des ponts et chaussées de Brest, M. Coyne, d'abord, et l'extraordinaire M. Crouton, que l'on trouvera ainsi toute sa vie durant, là où ses hommes courent quelque danger.

Dans tout autre pays, l'exploit des trois veilleurs d'Armen qui sauvèrent leur phare serait cité en exemple. Qui, en dehors des gens de Sein et de quelques initiés, connaît aujourd'hui leur nom ?

Et pourtant, si chaque soir, au large de l'île, un feu s'allume encore sur la grande route maritime de l'Ouest, c'est parce qu'une nuit de tempête, trois hommes surent résister à la tentation du désespoir.

Armen veille toujours sur la chaussée de Sein...

 

(1) Une « basse», en termes d'hydrographie, désigne un endroit où  l'eau est peu profonde et où se trouve caché un banc de sable, de roches ou de corail 

(2) La « morte eau » est le moment du mois où la marée est la plus faible. Les marées de « morte eau » se situent au voisinage des premier et dernier quartiers. Les marées de « vive eau » coïncident avec la pleine lune et la nouvelle lune.

Le « jusant » désigne le mouvement de la marée qui baisse. On l'appelait autrefois le « reflux », par opposition au « flux », ou « flot », mouvement de la marée qui monte. 

(3) La construction du phare d'Armen fut dirigée successivement par les ingénieurs Joly (1867­1868), Cahen (1869-1873) et Mengin (à partir de 1874), et par les conducteurs de travaux Lacroix (1869-1870) et Probesteau (à partir de 1870).