LA DRAMATIQUE ÉPOPÉE DES « TOURS EN MER »

Article paru dans le magazine "Sciences et Voyages" numéro 759 du 15 mars 1934

La construction des phares et des « tourelles » bâtis en pleine mer, sur des récifs isolés, balayés par les courants et les vagues, est une des pages les plus grandioses de cette éternelle épopée vécue qu'un romancier contemporain appelait « la peine des hommes ».

Ici, il ne s'agit plus de calculs ni de mécanismes : il faut lutter corps à corps avec le danger. Les engins classiques les plus puissants, le scaphandre, les caissons à air comprimé, les rideaux de planches métalliques sont impitoyablement bousculés par la mer qui détruit, en quelques minutes de colère, l'ouvrage de toute une année.

Aussi, quels lents travaux d'approche, pour conquérir un de ces écueils à fleur d'eau qui jalonnent les côtes dangereuses de Bretagne : Ouessant, Penmarch, la Vieille, Ar-Men ! Dans ces parages périlleux où les journées de beau temps sont rares, il arrive que l'on ne puisse placer la première année que quelques crampons, qui serviront pour s'amarrer pendant les travaux des années suivantes. A Ar-Men, les pêcheurs qui ont scellé les premiers crochets portaient des ceintures de sauvetage et travaillaient complètement dans l'eau, attachés avec des cordes : à chaque lame, ils s'aplatissaient sur la roche pour laisser déferler la masse d'eau au-dessus d'eux.

C'est cette émouvante existence des bâtisseurs de tours en mer que nous voudrions évoquer brièvement aujourd'hui. Nous tenons à remercier ici M. de Rouville, directeur du Dépôt des Phares, qui a bien voulu nous fournir une précieuse documentation.

Comment on choisit l'emplacement d'un phare en mer.

Il y a une stratégie des phares.

Dans le but de protéger et de guider les navigateurs, tous les pays maritimes ont entrepris de signaler leurs côtes par des feux et des repères inertes (tourelles pleines en maçonnerie, panneaux ou sphères, en bois et en fer) et d'amers, ou repères construits sur roches élevées. Mais le budget d'une grande nation n'y suffirait pas, si l'on voulait jalonner tous les points dangereux, toutes les « têtes de roches » autour des abris et des chenaux.

Un système simplifié mais néanmoins complet est donc adopté, pour chaque partie du littoral, consistant en feux et amers dont les différents alignements délimitent les routes idéales que doivent suivre les bâtiments ; de plus, les navigateurs doivent savoir qu'on ne peut approcher sans danger tel ou tel signal, alors que d'autres peuvent être doublés de très près. Tous ces renseignements se trouvent portés avec clarté sur les cartes marines. On arrive ainsi à tirer le maximum d' « efficacité nautique » d'un nombre relativement réduit de signaux coûteux et dangereux à construire et à entretenir.

Au-dessus du peuple des petits feux et fanaux brille le phare de grand atterrage, où se trouvent réunis tous les perfectionnements de la technique : optique de Fresnel flottant sur le mercure, manchons incandescents du gaz d'huile ou lampes à incandescence électriques énormes avec culot refroidi par circulation d'eau. Sa portée peut atteindre 80 kilomètres ; il est le premier à signaler l'approche de la terre et les navigateurs l'identifient par le rythme de ses éclipses.

Les phares de premier et de second ordre, moins puissants, sont destinés à signaler soit des endroits dangereux, soit des points importants de la côte, tels que les ports. Leur feu est blanc avec ou sans éclipses ou blanc et rouge tournant.

Pour ravitailler le phare d'Ar-Men, construit sur une tête de récif au large de Douarnenez, il a fallu établir un impressionnant transporteur aérien, ou «va-et-vient» entre la tour et le navire.

Les fanaux, constitués par une simple lampe à réflecteur et généralement non gardés, forment les alignements d'entrée des ports ; leur feu est vert et rouge ; assez bas sur l'eau, en général, ils ne sont aperçus que de près par les navigateurs, qui sont conduits jusqu'à eux par les phares.

De longues discussions précèdent, par suite, la construction des tours à la mer et surtout des grands phares à qui l'on demande de jouer des rôles multiples ; ainsi, un phare de grand atterrage signalera en même temps toute une série de caps dangereux. Des prétentions inconciliables sont souvent émises par les marins, qui voudraient apercevoir le feu de tous les points à la fois ! L'emplacement choisi pour le phare est, par suite, un compromis et cet emplacement est généralement l'extrémité la plus avancée des roches dangereuses, vers la haute mer.

Ainsi s'explique la position difficile et presque inabordable de beaucoup de nos grands phares, sur des récifs submergés à marée haute, séparés de la terre par des têtes de roches qui rendent les communications directes périlleuses et environnés d'une véritable nappe d'écueils.

Une dangereuse étude : le « régime marin » des écueils.

Comment-on-organise: un chantier, sur un écueil pour la construction d'une tourelle (d'après l'ouvrage de M.-de-Rouville). — Un quai-verticale a été construit et muni d'une « bigue» pour décharger les matériaux. Un des matelots tient le canot écarté de la roche au moyen d'une gaffe pour empêcher qu'il soit brisé par les vagues.

Voici donc choisi l'écueil — roche émergente on simple récif à fleur d'eau — sur lequel devra être construit le phare ; quelques milliers de francs ont été assignés pour les recherches préparatoires.

La première opération indispensable consiste à « reconnaître l'ennemi », autrement dit à étudier les possibilités d'approcher l'écueil. Il ne faut pas oublier que cet écueil, centre d'une zone dangereuse, est presque totalement inconnu : les petits bateaux y accèdent difficilement parce que la mer y est généralement violente, et les gros, parce qu'ils « talonneraient » sur les récifs et seraient mis en pièces.

Par un jour de beau temps, les ingénieurs se rendent donc sur place, à l'heure présumée la plus favorable de la marée, au moyen d'une chaloupe à vapeur qui vient s'ancrer à distance des rochers. On descend ensuite dans un ou deux canots pour approcher de la roche. Plusieurs stations doivent être ainsi effectuées au-dessus et à côté de la roche, suivant l'heure de la marée, afin d'étudier le régime marin de l'écueil et d'établir sa rose des courants.

On constate ainsi bien souvent que des courants extraordinaires, véritables torrents marins, rendent les roches inaccessibles précisément à la basse mer, seul moment où elles émergent ; c'est ainsi que les courants convergents de l'Iroise et du Fromveur ont empêché, jusqu'ici, toute entreprise sérieuse aux Pierres-Vertes, en Bretagne. Parfois, comme à la Petite-Barge d'Olonne, on est conduit à travailler sous une certaine épaisseur d'eau, mais il faut alors se défier des perfides lames sourdes, venues du fond de la mer, Les vents soudains peuvent aussi mettre le personnel en danger et il est utile, à ce point de vue, d'emmener pour ces premières reconnaissances quelques vieux « loups de mer » familiarisés avec les parages.

 

Cette étude minutieuse du régime marin est extrêmement importante pour le succès de l'entreprise. A la roche de Men Tensel, en 1910, un courant subit se manifesta si violemment, à la marée montante, que treize hommes se trouvèrent bloqués sur la roche ; ils purent heureusement s’accrocher à des mâts de service implantés pour faciliter le transport des matériaux et on réussit à les sauver par un va-et-vient, ou transport aérien par câble, fort émouvant.

Quand le courant emporte un ouvrier vers une partie du champ des récifs où nulle embarcation ne peut s'aventurer, l'homme est perdu. Ce jour-là, la chaloupe revient au port avec son pavillon en berne...

Où l'on fait sauter les algues à la cheddite.  

Dès la première visite, on emmène, à tout hasard, des ouvriers munis d'un outillage spécial pour fixer des crampons, des barreaux d'échelles et des organeaux d'amarrage (crochets, anneaux, boucles fixes). On peut alors s'accrocher à la roche et commencer à étudier ce piédestal naturel mais souvent fort défectueux d'où doit s'élancer la colonne du phare.

Une couche épaisse et glissante de végétations marines, ou goémons, recouvre en général la surface de la roche. Un nettoyage général est donc nécessaire, si décevante que puisse être une telle œuvre quand les accostages risquent de se trouver interrompus pendant longtemps.

Au lieu de recourir péniblement aux outils manuels, on préfère aujourd'hui utiliser de puissants acides (sulfurique, chlorhydrique, nitrique), ce dernier colore en rouge les végétaux microscopiques qui empêcheraient l'adhérence du ciment et que l'on achève d'arracher avec des brosses en fil d'acier et des balais de bouleau usés et très durs.

On peut même confier ce soin à la mer elle-même, en attachant sur la roche des bouts de chaînes dont le mouvement incessant ou ragage arrache les plus grosses végétations.

Pour les roches qui ne découvrent pas suffisamment; on a parfois essayé de briser dans la mer d'énormes bonbonnes d'acide chlorhydrique. Une solution hardie consiste à employer des demi-cartouches de cheddite (5o gr.) que l'on fait exploser sous une épaisseur d'eau modérée afin d'obtenir un bourrage efficace tout en évitant d'étonner, c'est-à-dire fendiller la roche.

La solidité de cette roche constitue un point fort important qu'il n'est pas toujours facile de déterminer. Il est rare qu'elle se compose de plusieurs blocs accolés, qui n'eussent pas résisté aux assauts de la mer ; mais il peut exister des fissures dissimulées, comme celle qui faillit faire écrouler le grand phare de la Jument d'Ouessant ; on s'efforce alors de combler ces fissures en y enfouissant du béton (ciment mêlé de cailloux) coulé sous l'eau.

Voici le célèbre phare de la Vieille, isolé sur son rocher au milieu des courants du Raz de Sein. —
A gauche on aperçoit le « mât de service » horizontal, utilisable seulement par beau temps ; à droite,
le quai d'accostage est balayé par les vagues et on a établi un « va-et-vient » par câbles aboutissant à
un bateau.

Parfois, cas plus grave, la roche est toute entière « pourrie », formée de schistes minces et tranchants dont les feuillets ne présenteraient qu'une résistance insuffisante aux efforts de renversement de la tour. On est alors conduit à asseoir sur le roc naturel une plate-forme très étendue en béton, présentant une grande stabilité.

Il ne faut pas oublier que toute construction, tour ou tourelle, forme un gigantesque bras de levier qui favorise l'action du vent et de la mer. Il peut arriver, ainsi, qu'une tourelle ou une partie de ses fondations arrachent le roc sous l'effet d'un coup de mer formidable. C'est ce qui s'est produit à la Jument de Penmarc’h.

On prépare ensuite l'assiette de la construction en piquant la surface, si elle est trop lisse, et en v pratiquant à burin à main ou, si possible, au fleuret pneumatique, des entailles ou redans formant un bon «accrochage» pour les fondations. Pour les phares d'Ar-Men et du Grand-Charpentier, on a même creusé en plein roc un vaste bassin circulaire de 0,30 m à 0,40 m de profondeur dans lequel la construction est venue s'encastrer.

De puissants crampons sont également enfoncés dans le rocher pour venir s'accrocher à de longues tiges de fer qui traversent toutes les premières assises de pierres et donneront à l'ensemble la résistance d'un bloc plein.

Comment on construit au milieu des vagues

Ces « passerelles de débarquement » ne donnent-elles pas le vertige ' — Pour accéder à ce phare, le « Mile Rock », qui garde l'entrée de la baie de San-Francisco, il n'existe aucun quai accostable ; de ces longues passerelles aériennes, on laisse tomber de mouvantes échelles de corde où le visiteur doit se hisser à la force des poignets;

Pour ces travaux préparatoires, la mer ne se montre pas destructive ; si le gros temps survient, on est quitte pour abandonner provisoirement le chantier.

Mais le problème va changer de face maintenant qu'il s'agit de bâtir.

Bâtir en mer, dans l'eau, au milieu des vagues, c'est presque une impossible gageure ; construire demande du soin, du temps pour la « prise » ou solidification des ciments et bétons, surtout lorsqu'il s'agit d'édifier une tour extrêmement robuste, destinée à braver les plus violentes tempêtes.

Des procédés spéciaux sont donc indispensables pour bâtir avec une extrême rapidité les premiers éléments de la plate-forme : on utilise notamment le ciment prompt, qui se durcit en trois heures seulement et le béton hydraulique que l'on peut couler sous l'eau.

Les premières constructions ont un caractère provisoire ; ce sont des ouvrages de protection : petits murs, barrages, digues, destinés à protéger les ouvriers contre le déferlement des grosses lames, les courants ou même le simple batillement ou mouvement continu de l'eau qui suffit parfois à rendre tout travail impossible.

Pour ces ouvrages provisoires, on utilise des procédés d'une rapidité extraordinaire ; le plus rapide de tous consiste à employer des sacs à maille relativement large, préalablement remplis de ciment prompt mélangé ou non de cailloux. On empile rapidement ces sacs en les agrafant ensemble par de fortes tiges de fer recourbées aux deux extrémités. Dans les cas pressants, on recouvre l'ensemble d'une bonne couche de ciment prompt et l'on obtient ainsi, dans l'intervalle de deux marées, soit en deux ou trois heures, un massif capable de résister — quelque temps du moins — à l'action de la mer.

Si l'on peut on construit aussitôt après une cale ou quai de débarquement provisoire ; si ce n'est pas possible, on établit un chantier flottant sur deux canots amarrés ou ancrés avec des chaînes en étoile qui empêchent la mer de les jeter contre le rocher. Toutes ces installations sont forts précaires et le travail, à ce moment, est épuisant pour les ouvriers.

Quand on construit dans une mer à peu près dépourvue de marée, comme la Méditerranée, force est, bien souvent d'envisager des fondations sous l'eau ; on fait alors travailler un scaphandrier attaché, mais cette solution devient totalement inapplicable dans le cas d'une  mer violente et présentant des courants auxquels le scaphandrier ne saurait résister.

Ainsi, sur les côtes bretonnes, il existe de nombreuses tours dont les fondations se trouvent au-dessous du niveau de basse mer et pour lesquelles il a fallu inventer le procédé spécial des casiers.

Ces casiers sont constitués par de vastes cadres en profilés d'acier très robustes sur lesquels est tendue une toile métallique extrêmement fine, présentant 100 trous par centimètre carré. On construit, à l'aide de ces casiers, une sorte d'énorme cage à poules autour de la partie de la roche sur laquelle on désire construire, puis on dirige à l'intérieur le jet d'une bétonnière installée soit sur un bateau, soit sur la roche elle-même. Le béton (cailloux et ciment de Portland) tombe dans la mer au dedans de ces casiers et s'y solidifie très rapidement : sa laitance s'échappe à travers les mailles tandis que ces dernières empêchent le batillement des vagues d'éparpiller le béton encore frais.

Un scaphandrier, ici encore, est nécessaire pour placer le pied des casiers et pour guider le bec de la bétonnière, mais c'est un travail infiniment plus rapide et moins pénible que de procéder à la construction à la main. On s'efforce d'effectuer le remplissage sans désemparer, c'est-à-dire en une seule marée, soit dans un laps de temps de 5 à 6 heures, car les massifs coulés en deux fois adhèrent mal et peuvent se trouver emportés, plusieurs mois ou plusieurs années après, par un coup de mer.

Rien ne souligne mieux les différences du travail à la mer et des travaux en rivière que les résultats, souvent désastreux, fournis par les caissons en acier les plus modernes. Leur « absence de poids » momentanée (puisqu'il faut bien les amener flottants) les rend les jouets de la mer, en sorte qu'on arrive difficilement à les mettre exactement en place sur la roche, qu'ils écrasent tout en se cabossant. A Rothersand, dans les sables de l'embouchure de la Weser, un énorme caisson fut renversé quatre mois et demi après son fonçage.

Soubassement du phare de la Vieille montrant comment les ingénieurs ont su encastrer la maçonnerie dans les anfractuosités de la roche. Au premier plan, la mer ruisselle sur le quai et écume autour du rocher.

A Rochebonne-Chauchardon, non loin de la Rochelle, un phare avait été établi sur un caisson établi lui-même sur un rocher, lorqu’on s’aperçut que ce phare se balançait par mer houleuse.

Un scaphandrier découvrit que le caisson ne reposait sur la roche que par sa partie centrale sur laquelle il oscillait au passage des lames. On essaya de soulever le caisson sur des vérins hydrauliques (procédé utilisé pour l'ajustement des pieds de la tour Eiffel), puis d'introduire des cales et des clefs en acier, mais la mer disjoignit tous ces appareillages et l'on dut refaire à grands frais tout un massif bétonné par-dessous le caisson.

Un « galbe » moderne pour les tours marines.

Maintenant les efforts des constructeurs touchent à leur but ; la période héroïque est passée, la construction s'élève bien au-dessus du batillement des vagues et elle est capable de résister aux plus gros temps, bien qu'il lui manque encore le poids de toute la tour supérieure.

Cette tour, quelles dispositions va-t-on lui donner, pour résister le mieux possible aux formidables coups de bélier des grandes lames ? Une silhouette classique des tours à la mer comporte un profil concave, largement élargi à la base, puis s'élevant en larges courbes, raccordées à la ligne verticale du fût. Très esthétique, cette forme n'est pas celle de meilleure résistance à la mer, qui exige des lignes droites et peu inclinées (1 /20), l'ensemble formant une colonne à peine tronconique (Ar-Men).

Le problème, en effet, est bien différent de celui d'une tour à terre, qui doit résister uniquement aux vents et, éventuellement, aux secousses sismiques ; l'attaque des vagues vise d'en bas, avec une force de projection horizontale considérable : à ce gigantesque bélier, il faut avant tout ne pas offrir une cible trop large.

Une collerette était autrefois prévue dans le haut de la colonne des phares, sous la forme d'un certain relief de la plate-forme, destiné à rejeter vers l'extérieur les lames qui s'élèvent en glissant le long du fût. Cette disposition est aujourd'hui condamnée, car elle provoque un effort d'arrachement en un point où la maçonnerie n'est pas lestée par le poids des étages supérieurs. On préfère laisser passer la gerbe, qui vient former un vaste panache au-dessus de la lanterne.

A Eddystone, sur la côte anglaise, on a observé par très gros temps, des gerbes cylindriques qui montaient tout autour du phare comme un manchon et quelquefois à vingt-cinq mètres plus haut que la lanterne ; le phare était alors sous-marin. L'inconvénient de ces gerbes est qu'elles occultent le feu et peuvent tromper les navigateurs sur le rythme des éclipses.

Quand la mer monte à l'assaut des grands phares...  

Voici un magnifique coup de mer contre la colonne
d'un phare, à marée haute. — Bien que suspendu
tout en haut de la tour non loin de la lanterne, le
canot de sauvetage des gardiens a parfois été enlevé
par les lames qui, dans les nuits de tempête, viennent
masquer la lumière et ébranler dangereusement
le mécanisme.

Dans cette âpre lutte des constructeurs contre la mer, les hommes, hélas ! n'ont pas toujours le dessus.

Sur une période de soixante années et dans une étude portant sur 300 phares ou tourelles, M. de Rouville a trouvé quatre-vingt-dix ouvrages détruits ! Nombre comparativement énorme, si l'on songe aux soins dont sont entourées la plupart de ces tours en mer !

Pour les petites tours, le volume trop faible de l'ouvrage est une cause de destruction rapide ; 125 mètres cubes, soit environ 270 tonnes de poids, semblent un minimum. L'histoire de la tourelle Astan, située sur un roc très exigu au nord-est de l’ile de Batz, est à ce point particulièrement frappante : construite quatre fois, elle fut quatre fois emportée par la mer et on a fini par la remplacer par une bouée lumineuse.

Le phare d'Ar-Men, dont la plate-forme est un record d'exiguïté avec 7 mètres de diamètre, a donné lieu également à de graves inquiétudes. Il existe, à 150 mètres en avant de la roche qui porte le phare, un ressaut sous-marin qui provoque un rebondissement prodigieux des - lames et qui devait causer la mort d'un homme...

Le 16 janvier 1921, par mer calme, le gardien-chef qui se tenait sur la plate-forme fut enlevé par une subite et formidable vague; aussitôt saisi par le courant, qui atteint en ce point 15 -kilomètres à l'heure, il eut le temps de crier un dernier ordre à ses hommes : « Adieu, les gars ! N'essayez rien, c'est fini pour moi ! »

Ils le virent encore quelque temps sur la mer puis il disparut.

Une situation analogue mais plus grave existe malheureusement au grand phare de la Jument d'Ouessant construit en 1904 sur une base de 94 mètres carrés seulement. Des commotions et des vibrations particulièrement impressionnantes pour les gardiens se manifestèrent dès les premières tempêtes qu'eut à essuyer le phare (21 au 23 décembre soir). Les glaces furent brisées, de grands réservoirs se déplacèrent de leurs socles, 6o kilogrammes de mercure furent projeté-, de la cuve de rotation de l'appareil optique, provoquant une intoxication chez les gardiens.

Dans la terrible tempête du 12 novembre 1915, qui détruisit plusieurs tourelles au large, les gardiens de la Jument purent croire que c'était « la fin de tout ». La cuve de rotation fut faussée par les secousses et les hommes continuèrent à tourner à bras ; l'eau entrait dans la lanterne ; le manchon à incandescence fut détruit ; quand on mit en place la lampe de secours à mèches, elle commença par tomber de son support, puis six verres furent successivement cassés par les chocs.

Quand le beau temps fut revenu, on trouva des fissures qui traversaient toute la masse du socle et arrivaient jusque dans l'intérieur de la tour. Les hommes demandèrent à rester quand même, ne pouvant se résoudre à ce déshonneur suprême de laisser éteindre le phare. Mais l'Aministration jugea sage de profiter des circonstances très particulières de la guerre sous-marine pour supprimer le feu et procéder à une réparation complète du massif de la tour.

Les travaux de consolidation, extrêmement pénibles, et parfois désespérants, ont duré des années, mais on peut considérer leur succès comme pratiquement assuré. Désormais, le phare de la Jument d'Ouessant ne s'éteindra plus !

Saluons bien bas ces serviteurs du feu marin, qu'un sentiment presque surhumain du devoir condamne à des existences solitaires, démoralisantes et entourées de dangers ; ils sont les dignes continuateurs de ces ouvriers que nous avons vu travailler dans l'eau jusqu'à mi-corps pour placer les premières assises !

Nous reparlerons un jour à nos lecteurs de l'existence héroïque des gardiens de phares.

 

PIERRE DEVAUX, Ancien élève de l’Ecole Polytechnique.

NOTRE COUVERTURE

Vue du phare de la Vieille montrant deux mâts de service pour les ravitaillements. — Remarquez l'énorme porte renforcée de la tour où viennent se briser, par gros temps, les paquets de mer.

Article paru dans le magazine "Sciences et Voyages" numéro 759 du 15 mars 1934