Un cadre aussi dangereux que superbe

"Si jamais tu passes le Ras, si tu ne meurs tu trembleras" Victor Hugo -Les travailleurs de la mer.

Finistère. Département baigné sur trois côtés par les mers. 600 kilomètres de côtes. Brisant l'océan à son extrémité, dominant les flots du haut de ses 72 mètres, la célèbre Pointe du Raz. A 1 kilomètre au large se trouve la roche Gorlobella, qui signifie la plus éloignée. Pourtant c'est sous le nom de la Vieille qu'elle et son phare sont connus. Un peu de d'étymologie bretonne pour expliquer cette dénomination de vieille. Son nom est groc'h en breton, ce qui signifie sorcière, et qui est devenue en français Vieille.  Site grandiose, tranchant avec son parking et le passage forcé devant la galerie marchande. Superbe pointe du Raz, dévasté par le tourisme, ou plutôt par l'irrespect du touriste. Et comme souvent en pareil cas, la solution choisie fut celle de l'extrème. Car, encore aujourd'hui, je m'interroge sur la nuisance que pouvait apporter l'hôtel de l'Iroise et sa sympathique propriétaire.
 Le phare de la Vieille est,  sans aucun doute, le phare le plus photographié en France avec son coucher de soleil. Ici tout y est pour cela : le cadre, l'espace et surtout un soleil couchant juste au bout de la pointe. Rares sont les phares en France représentés en timbre. La Vieille peut se vanter, d'apparaître deux fois ....  

La tour mesure 27 mètres, son feu se trouvant à une altitude de 33 mètres. C'est un feu blanc, rouge et vert à 2 + 1 occultations en 12 secondes. Elle est aussi le quasi-sosie du phare des Triagoz, au large de Perros Guirec.

Petit rappel géographique . Le Raz de Sein est compris entre l'île de Sein et le bec du Raz  Les  roches y sont nombreuses, rendant l'endroit dangereux. S'ajoute le plateau du Thevenec avec ses roches sous-marines qui l'entourent,  et les pertubations qu'il produit dans les courants de marée. Car dans le raz de Sein, les courants de la chaussée de Sein et de la Pointe du Raz s'opposent. Il faut aussi rappeler que cet espace maritime est très fréquenté, même le plus fréquenté aujourd'hui en Europe.

Une construction ardue

Le traité des ports de mer par P Berthot (Georges Fanchon éditeur) dans les années 1892 nous fait revivre la construction de ce bâtiment. Place à l'histoire :

"Un avant-projet, dressé en 1862 pour la construction du phare de la Vieille, fut soumis aux conférences mixtes ; mais une appréciation peut-être exagérée des difficultés de l'entreprise, et l'impossibilité de la mener de front avec la construction d'autres phares en mer, dont l'établissement venait d'être décidé, firent ajourner l'exécution.

En 1879 et 1880, les travaux du phare d'Ar-Men approchant de leur fin, on consacra quelques jours de chômage à une étude plus approfondie de la roche de la Vieille et à l'exécution de petits travaux propres à faciliter le débarquement. On constata ainsi, contrairement à ce qui avait été dit précédemment, que la roche produisait un remous sensible dans les courants de marée, surtout pendant le flot ; que, grâce à ce remous, la tenue d'une chaloupe de charge le long de la roche était possible, même dans les vives eaux, lorsque la mer était belle. De forts organaux furent scellés et quelques massifs de maçonnerie, dont le principal fut construit sur l'extrême pointe nord, améliorèrent l'accostage du côté du nord-est.
Après cette expérience, la construction du phare de la Vieille fut décidée, et les travaux furent entrepris au printemps de 1882.

Les chantiers étaient organisés comme l'avaient été antérieurement ceux du phare d'Ar-Men. Vers le premier mai de chaque année, le conducteur chargé de leur surveillance s'installait à l'île de Sein où les matériaux divers, notamment les pierres d'appareil toutes taillées, avaient été approvisionnés. Un petit bateau à vapeur, portant la plupart des ouvriers et remorquant un convoi, formé d'une grosse chaloupe pontée, chargée de matériaux et de canaux pour l'accostage, se rendait à la roche, près de laquelle trois bouées d'amarrage permettaient de maintenir la chaloupe à une petite distance des mâts de charge installés sur le rocher.

Le travail se prolongeait, en général, pendant toute la durée du flot : plus rarement on put utiliser une partie de la marée de jusant en débarquant dans le remous qui se formait au sud-ouest de la Roche, mais le déchargement des matériaux se faisait toujours au point principal d'accostage dans le nord-est.
Le remorqueur à vapeur se tenait pendant le travail à quelque distance de la roche, sur un corps-mort spécial.

Mais dans les vives eaux, et bien que la machine fût maintenue en marche, il entraînait son corps-mort sous l'effort du courant. Il fallut fréquemment l'envoyer mouiller en dehors du courant, dans la baie des Trépassés. Il y restait en vue de la roche, près de laquelle il pouvait revenir dès le premier signal.

Dès les premiers accostages, on construisit dans une anfractuosité du rocher, du côté est, un petit abri maçonné.
Quelques ouvriers, installés dans cet abri avec des vivres, des outils et de la poudre, purent travailler sans discontinuer, sauf dans les gros temps, au dérasement de la tête de roche, qui présentait une arête vive dirigée du sud au nord. Les jours d'accostage, les maçons travaillaient aux plates-formes de déchargement et aux escaliers de la roche.

Dans les campagnes suivantes, on dut renoncer à laisser des ouvriers en permanence, à cause de l'impossibilité de faire des dépôts de matériaux qui auraient été enlevés par les lames.

Le 5 août 1882, on commença les maçonneries du soubassement sur les flancs de la roche, sans pouvoir atteindre pendant la campagne le sommet dérasé, puis on exécuta les maçonneries de la tour en 1883, 1884, et 1885. En 1886, on termina la tour de la plate-forme, et on commença les travaux intérieurs, qui furent terminés en 1886, et le feu fut allumé le 15 septembre 1887.

La dépense des maçonneries s'est élevée à 520 000 francs, soit 612 francs le mètre cube ; celui-ci avait coûté 856 à Ar-Men. En réalité, la maçonnerie proprement dite n'a coûté que 507 francs

Il n'y a pas eu d'accidents graves de personnes. Le phare de la Vieille a la forme d'une tour quadrangulaire avec une demi-tour ronde accolée à la face nord et contenant l'escalier tournant. La tour quadrangulaire se compose d'un rez-de-chaussée contenant les caisses à eau, le matériel d'accostage et de quatre chambres superposées dans l'ordre suivant : magasin aux huiles, cuisine, chambre à coucher, chambre de service. Les angles de la construction, les encadrements des portes et fenêtres, le soubassement et le couronnement sont en pierre de taille de Kersanton ; le granit gris de l'île de Sein a été employé dans le reste des parements extérieurs en moellons piqués, et dans la maçonnerie du blocage. Toutes les maçonneries sont à bain de ciment de Boulogne.

 

Le feu fixe est du troisième ordre ; le plan focal est élevé à 33m25 au-dessus du niveau des hautes mers et à 22m05 au-dessus du sommet du rocher. Deux secteurs rouges, un secteur vert et un secteur obscur couvrent les trois groupes de dangers de l'île de Sein, du plateau du Thevenec et du bec du Raz."

Un phare contesté

Lors de sa mise en fonctionnement, le phare de la Vieille est vivement contesté par les pêcheurs. Ceux ci lui préféraient l'ancien feu, situé en haut de la Pointe du Raz. Celui ci, plus élevé de par sa position, se voyait mieux des petites embarcations, souvent prises dans la brume à ras de l'eau. Par ailleurs, l'ancien feu dominant en hauteur, se voyait clairement en alignement de celui de Sein, facilitant ainsi les abords de ces endroits si dangeureux.  En 1890, pour répondre aux pressions fortes du corps maritime, le service des Phares, refusant de réactiver l'ancien feu, dote le phare de la Vieille d'un feu blanc supplémentaire, ainsi que d'un feu fixe au premier étage du phare de l'Ile de Sein.

Quand l'administration s'en mêle ....

En 1923, le phare de la Vieille se trouve au sein (sans jeu de mots sur sa voisine ..) d'une polémique politique. En effet, les autorités ( en la personne de Poincarré) décident le 7 février de donner la priorité à l'emploi de gardiens de phare aux vétérans mutilés de la Première Guerre Mondiale. En fait le poste de gardien de phare était dans une liste de postes comprenant des emplois administratifs tels que gardiens de musée, buralistes, etc ... . La Vieille fut en effet le premier bâtiment à accueillir ces vétérans, deux corses. Mais ne s'improvise pas gardien de phare qui veut. Nos deux gardiens éprouvèrent bien des difficultés à escalader quotidiennement les 120  marches du phare, d'autant plus que ceux ci furent blessés aux poumons durant la guerre.  Mais l'opinion publique fut surtout sensibilisée lorsque la relève de nos deux gardiens fut impossible pendant de nombreuses semaines à cause des conditions météorologiques mais aussi des difficultés physiques de nos anciens combattants. Bien vite on s'aperçut de la difficulté de la tâche et, après trois années de discussion cette idée fût abandonnée. . 

La tempête du 4 décembre 1896...... en deux versions

L'Illustration en date du 2 janvier 1897
Mais revenons sur la tempête sur la tempête du 4 décembre 1896 ....  L'Illustration en date du 2 janvier 1897 relate ainsi cet événement : 

L ILE DE SEIN

La violente tempête qui s'est déchaînée sur nos côtes dans les premiers jours du mois de décembre a causé de graves sinistres ; plusieurs navires se sont perdus entraînant avec eux des êtres humains. Comme toujours, en pareil cas, des renseignements erronés ou contradictoires ont été répandus dans le public. Fidèles à nos habitudes d'exactitude, nous avons tenu à savoir au juste ce qui s'était passé, et nous avons envoyé deux de nos collaborateurs dans la région que l'on représentait comme ayant été plus particulièrement éprouvée et qui, en fait, est l'une des plus dangereuse peut-être du monde entier ; nous voulons dire le Raz-de-Sein que, suivant un dicton bien connu, " personne ne traversera jamais sans peur ou sans mal ".
Pour doubler le Finistère, les navires qui longent les côtes de France et qui veulent éviter le long détour de la Chaussée de Sein dont nous parlerons plus loin doivent passer par le Raz-de-Sein, étroit passage entre l'île de Sein et la pointe du Raz.. Ce passage est encore resserré par deux roches, le Vieille et la Plate, situées à quelques centaines de mètres à l'ouest de la pointe du Raz ; sur la première de ces roches, on a élevé un phare très puissant dont la lanterne domine de 34 mètres le niveau des plus hautes mers ; sur la seconde, très peu étendue et qui émerge à peine, on a construit une tourelle en maçonnerie de ciment de pierres de taille solidement agrafées les unes aux autres par des crampons de métal ; cette tourelle, de 3 mètres environ de diamètre et de 8 mètres de hauteur au -dessus des pleines mers, avait été édifiée au prix de mille difficultés et avait été terminée dans le courant de l'été dernier. Elle indiquait la limite orientale extrême du passage du raz de Sein ; incessamment baignée par les courants de marée qui atteignent parfois des vitesses proches de 10 noeuds 18 kilomètres passés, battue par les lames monstrueuses que les vents soulèvent dans ces parages, la tourelle de la Plate semblait cependant devoir défier longtemps encore toutes les causes de destruction : elle n'en a pas moins été brisée en un clin d'oeil pendant la tempête du 4 décembre.
Il est vrai que cette destruction ne provient pas d'un défaut d'exécution comme on aurait pu le croire, mais bien d'une cause particulièrement terrible dans ses conséquences. Lorsque l'on a pu aborder ce qui restait de la tourelle, on a constaté que sa rupture était due à l'abordage d'un grand steamer qui l'a heurtée de son étrave et qui, après avoir escaladé le tronçon restant par l'impulsion d'une énorme lame, a certainement péri, corps et biens à peu de distance de là. Nos collaborateurs, qui étaient sur place au moment de cette émouvante constatation, ont pu prendre la photographie qui vous reproduisons à la page suivante. Dans cette photographie on voit ce qui reste actuellement de la Plate : on y remarquera le remous si visible formé par l'incroyable violence du courant. Elle nous montre aussi les ingénieurs examinant le sillon profond laissé dans la maçonnerie par la quille de l'infortuné navire qui est venu se briser là.

Dans la même journée et presqu'au même moment, le phare de la Vieille était durement éprouvé par la tempête ; ce phare, de forme trapue, construit en granit, semble pour ainsi dire indestructible ; sa masse a résisté en effet, mais l'escalier extérieur qui descendait jusqu'à la mer a été balayé par les lames, le treuil et le mât de charge qui servaient à établir les communications d'après l'ingénieuse disposition que nous avons décrite dans un article consacré aux phares qui avoisinent Ouessant (n°3783 du 27 juin 1896) , tous ces engins ont été brisés et dispersés, comme on peut le voir sur notre dessin. Mais ce qui paraît incroyable, c'est que les lames aient pu escalader le phare, haut pourtant de 34 mètres, et conserver encore assez de force pour briser en mille miettes les glaces épaisses qui entourent l'appareil lumineux et menacer ce dernier d'extinction. C'est pourtant ce qui est arrivé et ce n'est que grâce au dévouement des gardiens qu l'on n'a pas eu à déplorer une extinction totale, qui eût pu causer de nombreux malheurs aux navires passant dans ces parages pendant cette terrible nuit et pour lesquels le phare de la Vieille était véritablement la principale " étoile de salut ".

On a tout dit sur l'abnégation en quelque sorte professionnelle des gardiens de phare, mais on ne saurait rien dire de plus éloquent sur ces modestes serviteurs que de publier quelquefois le récit des évènements transcrit naïvement par eux-mêmes sur le " livre de bord " officiel, d'une grosse écriture où syntaxe et grammaire sont souvent oubliées, mais où se trouve tout entière l'âme de ces bons grands enfants que l'on croirait d'un autre âge. Nous ne pouvons en citer un meilleur exemple qu'en reproduisant le passage du registre du phare de la Vieille concernant la tempête du 4 décembre et l'accident de la lanterne. Nous croyons que tout commentaire affaiblirait la magnifique simplicité de ce récit :

" Le 4 dans l'après midi, un coup de mer défonce le panneau de la lanterne du côté ouest et nord-ouest, ainsi que douze secteurs, deux panneaux en fer du côté est, une partie à la mer, l'appareil avec plusieurs cassures. Malgré la tempête, nous avons pu boucher les panneaux avec les matelas de nos lits, nous avons terminé de boucher les encadrements à 5h50. Ayant nos secteurs blancs nord et sud intacts, nous pouvions encore être utiles aux navigateurs. A 6 heurs, nous avons allumé le feu en le conservant jusqu'au jour avec une hauteur moyenne de 15 millimètres. "
Le Petit Parisien du 20 décembre 1896
La même tempête relatée par le Petit Parisien du 20 décembre 1896 :

LES ECUEILS DU RAZ DE SEIN - LE PHARE DE LA VIEILLE

Au cours de la terrible tempête qui a sévi ces jours derniers et qui a causé tant de sinistres sur nos côtes, on beaucoup parlé du Raz-de-Sein, dans le Finistère.
Ce passage a toujours été redouté des navigateurs. Les nombreuses roches qui s'y trouvent y multiplient les périls. Mais ces récifs ne sont pas seuls à craindre : il y a encore les perturbations produites par les courants de marée, dont la vitesse varie entre 7 milles et 10 milles à l'heure pendant les tourmentes, c'est à dire entre 13 et 18 kilomètres à l'heure, et occasionnent une agitation violente et continuelle de la mer.

Aussi l'émotion fut - elle grande quand on annonça que le phare de l'île de Sein s'était éteint pendant la dernière tempête qui s'est déchaînée sur les côtes bretonnes. L'extinction de ce feu constituait un grand danger pour la navigation. Mais, heureusement, la nouvelle était inexacte en ce qui concerne le phare de l'île de Sein. Il est vrai que le fait annoncé s'est produit non loin de là, au phare de la Vieille.

Par suite d'avaries à ce phare, la lanterne a cessé de briller pendant un certain temps, et les gardiens ont dû arborer le drapeau noir pour demander des secours, qui, en raison de l'état de la mer, ne purent être envoyés aussitôt. Le phare de la Vieille est situé à deux kilomètres environ de la pointe du Raz, sur une roche tristement célèbre par les naufrages qu'elle a causés.

De la modification à l'automatisation ...

Au fil des ans, des modifications seront apportées. Ainsi en 1926,  la poutre Temperley et son chariot seront ajoutés pour faciliter l'accès au phare. Cette poutre est primordiale pour accéder au phare. Car la relève ne s'effectue pas par un treuil selon la technique du bouchon (cf lettre de Phareland n°5). Le navire de ravitaillement se place en dessous du pylone, et le marin utilise le chariot comme un ascenseur, hissé vers la plateforme de la Vieille.
Dans le chapitre des curiosités, à noter que le phare de la Vieille conservera jusqu'à la fin du XX ème siècle son éclairage à bruleur au gaz de pétrôle ...  Ce qui n'était pas sans danger car les risques d'incendie sont bien réels.  L'allumage reste très spécifique, mais surtout le tour de veille En effet, pour pallier à tous risques liés à cette source d'énergie, la présence d'un gardien près de la lanterne reste indispensable alors que dans de  nombreux phares, le tour de garde s'effectue dans le corps du phare ... Par cette particularité, le phare de la Vieille restera dans les annales des phares de France comme un des phares les plus exigeants dans sa maintenance. En 1992, le phare est électrifié.

Le 8 novembre 1995, le phare est automatisé et délaissé de toute présence humaine. Les derniers gardiens en fonction étaient Noël Fouquet, Michel Rozenn, Jean Donnart et Jean-Guy Lasbleiz. C'est la seule fois que des gardiens ont été hélitreuillés sur la Vieille.