Article paru dans Historia 128 - Juillet 1957

 
 
Une fois encore, des centaines de milliers de Français vont s'éparpiller sur nos côtes, à la campagne ou dans la montagne. Ceux qui vont prendre leur repos sur les plages ou sur mer verront se dresser devant eux ces magnifiques phares de France, véritablement dressés de haute lutte grâce à l'énergie de quelques hommes. Louis Le Cunff, qui a écrit Feux de mer et S.O.S. Atlantique (André Bonne), nous raconte la dramatique histoire de la Jument que beaucoup de nos lecteurs apercevront en plein Océan.

Le 27 mars 1904, au n° 11 de la rue du Sommerard, à Paris, décédait le sieur Potron, Charles-Eugène, de son état rentier, membre de la Société de Géographie de Paris. Le défunt laissait un testament olographe, déposé pour minute en l'étude de Me Albert Meunié, notaire, 37, rue Poissonnière, à Paris. Et ce testament dans l'une de ses clauses déclarait ceci :

Je soussigné Charles-Eugène Potron, demeurant à Paris, rue du Sommerard, 11, lègue la somme de 400 000 francs pour l'érection d'un phare bâti de matériaux de choix, pourvu d'appareils d'éclairage perfectionnés.

Ce phare s'élèvera sur le roc, dans un des parages les plus dangereux du littoral de l'Atlantique,  comme ceux de l'île d'Ouessant.

La désignation sera celle de la localité. On gravera sur le granit : « Phare construit en vertu d'un legs de Charles- Eugène Potron, membre de la Société de Géographie de Paris. »

Le testament portait la date du 9 janvier 1904. Parmi les autres légataires figuraient la Société de Géographie, la Société de Géographie commerciale et la Société entomologique de France.

Le testament de M. Potron, tout en étant assez précis, laissait aux Phares et Balises une certaine liberté de choix.

Mais où pouvait-on trouver sur les côtes de France parages plus dangereux que précisément ceux d'Ouessant ? C'est donc l’île bretonne qui retint immédiatement l'attention du directeur des Phares et Balises. Et bientôt l'ingénieur en chef du département du Finistère, M. Willote, était avisé d'avoir à s'occuper sans délai de l'exécution du vœu du généreux M. Potron.

Après bien des discussions, qui opposèrent le directeur des Phares et Balises, M. Quinette de Rochemont, à ses ingénieurs du Finistère, c'est le rocher de la Jument, au sud-ouest d'Ouessant, qui fut choisi pour l'édification du phare.

Un chantier était déjà installé à la Jument pour tenter la construction d'une tourelle de maçonnerie. Cette considération ne fut pas sans influencer les conclusions des enquêteurs qui, malgré l'insistance de M. Quinette de Rochemont, renoncèrent assez rapidement à fixer leur choix sur les Pierres Vertes.

« Les études déjà faites, soulignait M. Ribière, l'organisation du personnel et du matériel constitueront une avance qu'on ne peut estimer à moins d'une année et nous donneront peut-être des chances de réussite qui n'existent pas au même degré pour les autres emplacements... »

J'ai, en effet, omis de dire que le testament du sieur Potron comportait une clause qui, pendant des années, allait obséder les ingénieurs des Phares et Balises. Et cette clause était celle-ci :

« Au cas où la construction du phare ne serait pas terminée dans un délai de sept années, mon legs deviendrait nul et son montant devrait être versé à la Société centrale des Naufragés ».

Étrange M. Potron, dont je n'ai pu rien savoir, dont on ne sait rien à la Société de Géographie, qui n'a laissé ni ouvrage, ni communications ; oui, étrange et candide M. Potron qui, sans s'en rendre compte, assortissait son geste généreux de la clause la plus implacable qui se puisse formuler : fixer un délai pour la construction d'un phare en mer.

Elle allait, cette clause, susciter bien des drames.

Mais sans doute convient-il de présenter cette fameuse Jument que les cartes nous situent à 2 km au sud-ouest d'Ouessant, très exactement par 48° 25' 22" de latitude nord et 5° 8' 6" de longitude W. Une île ? Assurément pas ! Un îlot ? Même pas. Non, un simple bout de rocher, comme il y en a tant dans le secteur, un morceau de granit tout comme Ar Vridig, Men Bras et Pen ar C'heinigon, complètement submergé à marée haute et découvrant à peine de quatre pieds aux basses mers.

Mauvaise, hargneuse, dissimulée, méditant ses mauvais coups à l'abri d'un rideau de lames et d'un courant qui atteint souvent huit nœuds : une sale roche en vérité, cette Jument d'Ouessant.

Sa croupe sournoise réservait plus d'une vilaine surprise aux ouvriers du conducteur de travaux, Heurté. Mais celui-ci était un adversaire de taille. Aussi mauvais caractère que la roche, mais finaud, téméraire, on le verra par la suite : une sorte de d'Artagnan ou de Cyrano dans les Phares et Balises.

II disposait d'un petit bateau à vapeur, la Confiance, d'une chaloupe d'accostage, d'une baleinière de sauvetage (système Heny). Les matériaux étaient entreposés dans les magasins, sur les terre-pleins du port de Lampaul. Trois bouées furent mouillées aux emplacements indiqués sur notre croquis.

La Confiance remorquant les deux embarcations arrivait à proximité de l'écueil environ deux heures avant la basse mer.

La chaloupe, après diverses manœuvres, accostait la roche, s'y amarrait par l'avant et par l'arrière et une fois le personnel débarqué, s'écartait à 4 ou 5 mètres, tandis que la Confiance allait s'amarrer sur la bouée nord-ouest. Les matériaux — ciment, sable, galets — étaient alors hissés au sommet du mât de la chaloupe, puis descendus sur la roche par un va-et-vient.

Les six ouvriers travaillant sur la roche quittaient le chantier en principe deux heures après la basse mer. Mais bien des fois la sirène d'alarme du vapeur obligea les hommes à décamper précipitamment devant quelque orage de mer.

Avec l'aide de ses compères — brume, courants, vent d'ouest — la Jument se défendait furieusement. La première campagne — celle de 1904 — ne permit que 17 accostages, entre mai et octobre. Au total : 51 h 50 de travail, consacrées essentiellement au « déroctage » et au percement des trous de scellement.

Sept années durant, la belle saison verra revenir à la Jument la petite équipe des Phares et Balises. Et chaque année ce sera la même lutte tenace et obstinée contre les éléments. La progression des travaux ressort de façon éloquente du tableau ci-dessous :

 

 

Des drames ? Il y en eut, on s'en doute, durant ces sept années. La campagne de 1909 connut une série d'incidents qui auraient pu avoir des conséquences tragiques :

Le 15 juillet, une embarcation coule, et c'est miracle si les trois hommes qui se trouvent à bord ne sont pas noyés. L'un d'eux peut être recueilli par le deuxième canot les deux autres gagnent le baliseur à la nage. Un treuil est perdu dans le naufrage.

Le 12 août, à la suite d'une fausse manœuvre, le chaland est frappé par la bouée d'amarrage, ce qui occasionne une voie d'eau.

En 1909 encore, c'est un tailleur de pierres qui est gravement blessé à l'œil gauche.

A partir de cette année 1909, on commence à penser au fameux délai fixé par M. Potron : le 28 mars 1911. Et les services de Paris multiplient les avertissements aux ingénieurs de Quimper.

«Les travaux ne pourront être prolongés au-delà de cette date que grâce à la complaisance de l'exécuteur testamentaire et de la légataire universelle sur laquelle il serait imprudent de trop se fier (...). On devra recourir à des artifices pour masquer le dépassement du délai imparti et il importe de réduire ce dépassement au minimum. » (Rapport de M. de Joly, 24 janvier 1910.)

Ces avertissements sont justifiés. Dès le 21 juillet 1910, Me Meunié rappelle au directeur des Phares et Balises que M. Potron a fixé la durée des travaux à six ou sept ans.

«Son décès, écrit-il, est du 27 mars 1904. La Société centrale de Sauvetage des Naufragés, que le testateur a indiquée comme légataire éventuel, prend grand soin de rappeler chaque année dans ses annales la disposition en question. Et dans le dernier fascicule que je viens de parcourir (2' fascicule de 1910, avril-mai-juin), il est inséré à la rubrique du legs, page 185, la note suivante : « 1904, M. Potron (Eugène), à Paris, legs éventuel, montant encore inconnu ».

Aux Phares et Balises, cette lettre a l'effet d'un coup d'aiguillon. On bombarde le notaire de rapports, démontrant la progression des travaux. Rapports si éloquents que Me Meunié doit reconnaître au début de l'année 1911 :

«Voici la maçonnerie presque terminée, grâce à l'effort considérable de cette année qui va vous permettre d'être prêts en temps voulu pour parer à toute éventualité et éviter même qu'une question puisse être posée.

« Ce résultat, ajoute le notaire, vous fait le plus grand honneur étant données les difficultés techniques que lors de la seconde campagne je ne pensais pas vous voir surmonter en temps utile. »

Cette année-là, en effet, le notaire et l'ingénieur Duchemin (1), revenus à la Jument, n'avaient pas eu un temps aussi favorable qu'en 1904.

En plein mois d'août, la brume couvrait tout le littoral breton, et, à peine sorti de Brest, le baliseur Léon-Bourdelles, sur lequel avaient pris place les deux hommes, s'était trouvé en difficulté.

Après le Conquet, il avait dû se mettre à l'abri sous la pointe de Corsen. On avait remis en marche lentement et gagné Ouessant à vitesse normale. Mais la houle qui battait les côtes de l'île n'avait pas permis l'accostage. Et il avait fallu attendre l'après-midi pour débarquer.

Le lendemain, le baliseur amenait M. Duchemin à la Jument. Mais la mer était si mauvaise que l'ingénieur parisien put à peine demeurer quelques minutes sur le rocher.

Pour ces raisons, son impression quant à la suite des travaux n'avait pas été très favorable.

En cinq années pourtant, les hommes du conducteur Heurté avaient abattu de la besogne, et cela dans des conditions qui n'avaient rien à voir avec la quiétude d'un cabinet d'ingénieur ou d'une étude notariale.

La maçonnerie de la tour était presque terminée. Mais il restait évidemment à savoir si la campagne de 1911 allait permettre l'achèvement définitif du phare. Entre ciel et mer, les pronostics n'ont jamais été de mise.

C'était pourtant le 27 mars 1911 que devait expirer le délai fixé par M. Potron. M. Ribière devenu directeur des Phares et Balises manifestait quelque nervosité. Il écrivait le 11 janvier 1911 à l'ingénieur de Quimper :

« L'approche du terme du délai fixé par le testament Potron pour l'achèvement des travaux à la Jument exige que nous prenions toutes les mesures susceptibles d'éviter des réclamations à ce sujet. Le fait que la Société centrale de Sauvetage a constamment fait état dans son actif du legs éventuel Potron doit nous rendre particulièrement prudents. »

Mais quelques semaines après, M. Ribière allait prendre une initiative psychologique qui devait désarmer les exécuteurs testamentaires. Un bateau à vapeur, destiné à remplacer la Confiance, était en cours d'achèvement au Havre, sur les cales de la Société des Forges et Chantiers de la Méditerranée. Il décide de l'appeler l'Eugène-Potron.

Ce geste touche profondément M. Duchemin et Me Meunié, qui montrent moins d'impatience et moins de rigueur dans l'observation du délai fixé par le testateur.

En définitive, la campagne de 1911 s'étant bien présentée, c'est au mois de septembre que seront posés l'appareil optique et le signal sonore du phare.

Le 30 du même mois, l'ingénieur Duchemin arrivait une fois de plus à Brest et, de là, gagnait Ouessant pour constater que les volontés du sieur Potron avaient été fidèlement exécutées.

Quinze jours après, un nouveau phare brillait pour la première fois dans l'Atlantique.

L'édifice ainsi construit s'élevait à 42 mètres au-dessus du rocher, mais les hautes mers ramenaient cette hauteur à 36 mètres. Il comprenait :

—           Une citerne aménagée dans le soubassement;

—           Un vestibule d'entrée formant magasin ;

—           Une cuisine ;

—           Trois chambres à coucher ;

—           Une pièce formant bureau et salle d'honneur ;

—           Une salle élargie, contenant les réservoirs, moteur et appareils de la sirène à air comprimé ;

—           Enfin une galerie supérieure portant dans un angle la cabane de la sirène et surmontée d'une lanterne vitrée contenant l'appareil d'éclairage.

Dans les lambris en menuiserie de la salle d'honneur, on peut voir aujourd'hui encore le médaillon en bronze de Charles Potron, et une grande plaque de granit poli sur laquelle sont gravés les deux premiers paragraphes du fameux testament. Viennent ensuite les noms de tous ceux qui collaborèrent de près ou de loin à la construction du phare.

En réalité, en cette année 1911, les installations du nouveau phare étaient loin d'être terminées. L'équipe du conducteur Heurté avait suivi fidèlement les consignes données l'année précédente par l'inspecteur général de Joly : "Recourir à des artifices pour masquer le dépassement du délai imparti. »

Et nul ne saurait blâmer les valeureux constructeurs d'avoir quelque peu triché avec une clause dont l'auteur n'avait sans doute pas mesuré exactement la portée.

Le fait est d'autant moins condamnable que les 400 000 francs du sieur Potron s'étaient révélés bien insuffisants et que l'État avait dû prendre en charge le surplus (sa participation atteindra à l'issue des travaux, près de 440 000 francs).

Il restait maintenant à rendre le phare habitable et à parachever la mise en place des appareils optiques et sonores. Toutes ces tâches ne devaient pas, en principe, durer plus de quelques mois...

Personne assurément ne pensait alors que plusieurs dizaines d'années plus tard il y aurait encore un chantier sur la Jument...

Mais n'anticipons pas. Nous sommes à la fin de l'année 1911. Depuis septembre, le sous-ingénieur Ciolina de Paris est arrivé à Ouessant, bientôt suivi du monteur Barthelmé. Les deux hommes sont chargés de procéder à la mise en place de la lanterne et de la sirène de brume.

Ciolina est accompagné de sa famille et couche chaque jour à Ouessant. Mais Barthelmé n'hésite pas, quand il le faut, à passer la nuit sur le phare. Il le fait d'autant plus volontiers, qu'originaire des marches de l'Est, il n'a pour les promenades en mer qu'un goût très mitigé.

Il n'est d'ailleurs pas seul sur le phare puisque trois gardiens, Coatmeur, Masson et Gall, ont déjà été affectés à la surveillance du feu provisoire de la Jument. Il y a en outre un cuisinier qui s'occupe du repas des quatre hommes.

Le dernier ravitaillement en vivres remontait au 14 décembre. Il fut effectué péniblement, car la tempête commençait à souffler sur l'Atlantique.

Après le départ du vapeur, les choses se gâtèrent sérieusement, et, bientôt, le phare se trouva pris dans un tourbillon d'écume et d'eau.

C'était le jour où Barthelmé devait procéder en présence des gardiens à quelques essais de la sirène de brume. Ils se trouvaient tous là-haut, et l'appareil commençait à lancer ses longs mugissements, lorsque la mer se mit à cogner sur la tour avec une telle violence et un tel bruit que les hommes en furent terrifiés.

 

Leur panique fut encore plus grande lorsqu'un long tremblement agita l'édifice. A chaque coup de mer contre la tour. l'arbre du moteur de la sirène venait frapper dangereusement les coussinets métalliques sur lesquels il reposait.

Il fallut interrompre les essais.

Ce fut la première alerte.

Pendant les jours qui suivirent, aucune accalmie ne se manifesta. La Jument demeurait isolée de la terre, mais les chocs enregistrés le 14 décembre ne se renouvelèrent pas. Les gardiens, le monteur et le cuisinier commençaient déjà à évoquer leur frayeur comme on évoque un vieux souvenir.

Dans la nuit du 21, la tempête redoubla de violence et le matin, à sept heures, la mer était absolument démente. Des lames gigantesques venaient se briser contre la base du phare et rejaillissaient le long de la tour, couvrant la coupole à trente-six mètres de hauteur.

— Elles bouchaient le jour des fenêtres en retombant de l'autre côté, devait rapporter par la suite l'un des gardiens.

Cela encore n'était pas si extraordinaire ; tous les gardiens de phare ont ainsi connu à un moment de leur carrière de semblables désagréments.

Chose plus grave : la tour s'était remise à trembler et, dans la salle de la lanterne, la cuve à mercure où reposait l'appareil optique, fut bientôt agitée à son tour par les vibrations. Une sorte de cyclone se déchaîna sur la cuve, levant de lourdes lames argentées.

Le métal liquide jaillissait hors de la cuve et se répandait sur le plancher, atteignant à plusieurs reprises les machines et dégageant de dangereuses vapeurs.

Les cinq hommes, fous de terreur, s'étaient réfugiés dans la cuisine et écoutaient en silence les grondements qui se propageaient dans la tour.

Par deux fois, le gardien-chef Coatmeur monta jusqu'à la salle de veille pour constater les dégâts. Il dut rapidement redescendre pour échapper au déluge d'eau et de mercure.

Sous le choc des lames, les vitres volaient en éclats, les glaces de la lanterne se fendaient, de lourds réservoirs se descellaient. Le pavillon de la sirène de brume s'ouvrant à l'extérieur du phare fut littéralement rentré dans la cabane.

L'eau pénétrait maintenant dans la salle de veille, noyant tout sur son passage.

Ce soir-là pourtant, la lanterne fut allumée comme à l'habitude.

Le lendemain, 22 décembre, l'effrayante valse de la tour reprit de plus belle. On eût dit qu'un énorme bélier était jeté sans arrêt contre la base du phare.

 

Les ébranlements étaient si violents que les hommes pensèrent à plusieurs reprises que leur dernière heure était venue et qu'ils allaient, l'instant d'après, s'abattre avec le phare, dans la mer.

La nuit tomba et, une fois encore, la Jument promena son large faisceau lumineux sur la « poêle à frire ». Mais à chaque secousse de l'édifice, l'appareil s'arrêtait de tourner sur la cuve à mercure et parfois même partait en sens inverse.

L'un après l'autre, les trois manchons éclatèrent dans la lanterne. Il fallut installer la lampe de secours en prenant soin de l'amarrer solidement sur son support...

Quatre jours se passèrent ainsi, quatre jours qui, pour les gardiens, et surtout pour le malheureux Barthelmé, ne furent qu'un hallucinant cauchemar.

Quand la tempête commença de s'apaiser, le drapeau noir flottait au sommet de la tour de la Jument. Mais la mer était encore très grosse et il fallut attendre vingt-quatre heures avant qu'on pût porter secours aux cinq prisonniers.

Les ingénieurs d'Ouessant ignoraient évidemment ce qui se passait sur le phare, et seuls les signaux réitérés des gardiens les décidèrent à lancer la Confiance dans la tourmente. Le vapeur dut s'arrêter à 150 mètres environ de la tour et la chaloupe s'élança vers les brisants.

Je laisse ici la parole au conducteur Heurté, qui, depuis la passerelle de la Confiance, suivit l'opération de sauvetage :

« Je pensais, en examinant l'énorme brisant qui formait ceinture autour du phare, que les hommes hésiteraient à embarquer ; je m'étais trompé. Le dernier sac de provisions était à peine rentré que je vis le monteur Barthelmé saisir délibérément l'aussière et se laisser glisser vers le bateau qui, quoique s'étant encore approché, était encore à au moins trente mètres du phare. Cela lui importait peu. Il était tiré vers le bateau et il y embarqua ! Son but était atteint : il était, suivant son expression « sauvé ».

Sans aucune hésitation, deux hommes s'élancèrent à leur tour au-dessus du gouffre bouillonnant : le gardien-chef Coatmeur et le cuisinier. Et Heurté se demandait quelle panique les avait soudain gagnés, qu'ils missent un tel empressement à vouloir quitter la tour (2).

 

— Bien qu'entraîné moi-même à ces exercices, je me disais qu'à la place de ces hommes, je n'aurais pas quitté le phare dans ces conditions, sans y être obligé. Je ne pouvais supposer la raison majeure qui poussait ces hommes de la porte du phare de la Jument, à bord d'un canot roulant dans la houle au niveau des mi-marées, à trente mètres de la porte. C'était de l'audace!

Conformément aux règlements, deux gardiens demeuraient sur le phare pour assurer le service de la lanterne : Masson et Gall.

— Les échappés de la Jument avaient triste mine, rapporte toujours le chef de chantier. Ils étaient fatigués, ahuris, absolument démoralisés. Le monteur Barthelmé déclara qu'il ne remonterait au phare à aucun prix...

On ne tarda pas à avoir une explication plus précise de cette panique. Et je cite un rapport d'Ouessant, signé de l'ingénieur Montigny.

« Tous trois, en outre de la fatigue physique et de la dépression morale qu'ils ont subies, présentent les symptômes très nets d'un commencement d'intoxication par le mercure : enflure de la face, tuméfaction et inflammation douloureuse des gencives, haleine fétide».

« Ils ont été littéralement imprégnés par le mercure qui a jailli de la cuve et qu'ils se sont efforcés de recueillir, sans songer à prendre les précautions nécessaires».

Et le rapport nous donne cette précision effrayante :

«Deux jours après leur descente du phare, ils pouvaient encore amalgamer la surface d'une pièce de bronze, en la frottant avec le pouce... »

Il fallut encore attendre plusieurs jours avant de pouvoir relever les deux gardiens demeurés sur le phare, et qui étaient évidemment aussi fatigues et aussi démoralisés que leurs camarades.

Pour ceux-ci, l'ingénieur Montigny eut beaucoup de mal à les convaincre, lorsqu'ils furent remis, à reprendre leur service sur le phare.

Il y parvint cependant en promettant de mettre à leur disposition des boîtes de lait concentré pour combattre les vapeurs de mercure, dont les planchers supérieurs et de nombreux objets de bronze étaient toujours imprégnés, et aussi des rations de vin « pour lutter contre les effets de l'humidité du phare ».

Le 12 janvier, les trois hommes étaient à nouveau sur la tour de la Jument et, le soir même, l'éclairage à incandescence pouvait être repris.

«Mais, déclarait Heurté, les tempêtes de décembre ont fait au phare de la Jument une réputation d'horreur, et c'est là principalement qu'est le mal. Le recrutement du personnel deviendra plus difficile. Coatmeur, qui vient de l’Armen. déclare qu'il n'a rien vu là-bas qui approche de ce qu'il a constaté à la Jument. »

Ces lignes ont été écrites voici bientôt un demi-siècle. Mais à Ouessant, la tempête des 21, 22 et 23 décembre 1911 n'a pas été oubliée, et l'on peut dire que l'aventure de Coatmeur et de ses trois compagnons a largement contribué à accréditer la réputation d'enfer que conserve aujourd'hui la Jument.

Comment le phare de la Jument avait-il pu être à ce point ébranlé par la mer ?

Nous abordons là un problème extrêmement délicat qui engage dans une certaine mesure la responsabilité des constructeurs et qui n'est sans doute pas sans rapport avec la fameuse clause du testament Potron dont il a été parlé plus haut.

Cette clause a littéralement obsédé les constructeurs de la Jument, au point de leur faire oublier certaines des règles les plus élémentaires de la sécurité.

Il est ainsi apparu que la roche, fissurée dans sa masse, ne présentait pas une cohésion suffisante pour enraciner un bras de levier soumis à des efforts aussi puissants que ceux d'un phare battu par les lames et le vent soufflant à des vitesses voisines de 100 km/h.

Seconde observation : l'exiguïté de la roche ne permettant qu'un soubassement de 94 mètres carrés, les constructeurs auraient dû logiquement compenser cette faiblesse par une plus grande hauteur du bloc de base. Ils se contentèrent de 10 m 50, ce qui était très nettement insuffisant. Manque de temps, sans nul doute...

Troisièmement, le mouvement des lames aux abords du phare ne fut pas étudié avec assez de précision. C'est assez longtemps après qu'on a pu se rendre compte que la mer commence d'abord par se briser sur une roche sous-marine, à environ quarante mètres à l'ouest-sud-ouest du phare, avant de rebondir avec une force extraordinaire contre la base.

Enfin, et surtout, il ne fut pas tenu suffisamment compte d'une anfractuosité sur la face sud-ouest de la roche. Le massif de soubassement élevé au-dessus de cette excavation présentait ainsi un méplat sur lequel la mer venait frapper avec une puissance accrue.

Toutes ces raisons suffisent à expliquer les dégâts causés à la Jument par la tempête de 1911, et les terribles vibrations auxquelles fut soumise la tour.

Depuis cette époque, l'histoire du phare n'est qu'une longue suite de consolidations dont les résultats font alterner dans les rapports les cris de victoire avec de nouvelles craintes.

Il est encore trop tôt pour relater par le détail les différentes phases de la consolidation du phare, avec les discussions trop souvent passionnées qui s'engagèrent entre les ingénieurs responsables ; oui, trop tôt, car le temps n'a pas encore effacé toutes les séquelles de cette effrayante querelle dont le point culminant fut atteint avec le suicide d'un ingénieur.

La vérité, c'est que si coupable il y eut, ce fut peut-être le bon et généreux Potron, lorsqu'il inscrivit dans son testament la clause draconienne qui, sept ans durant, faussa toutes les études et tous les travaux.

Malgré les travaux réalisés durant les années 1912, 1913 et 1914, le phare connut deux nouvelles alertes, lors des tempêtes du 12 novembre 1915 et des 4 et 5 décembre 1916.

Finalement, après entente entre les Phares et Balises et l'amiral commandant le Front de mer à Brest, on décida l'extinction du phare et le retour à terre des gardiens.

Pendant plus d'un an, du 28 décembre 1917 au 6 novembre 1918, la Jument ne fut plus qu'une tour sans vie.

Si, aujourd'hui, la sécurité du phare n'est plus mise en doute, c'est qu'on s'est résolu finalement à augmenter la «culée-poids » de la tour, grâce à d'énormes câbles tendus sous une tension de 1 000 tonnes. Cette consolidation d'un nouveau type fut effectuée un peu avant la guerre.

Ainsi peut-on dire, sans déformer la vérité, que la Jument, la terrible et sublime Jument, née du rêve d'un collectionneur de papillons, est aujourd'hui une sorte de vaisseau de pierre ancré au fond de l'Atlantique par des câbles métalliques.

 

 

 

(1) L'ingénieur Duchemin était le fils de Mine Duchemin, désignée par M. Potron comme légataire universelle.

 

(2) Le gardien-chef Coatmeur avait servi pendant de longues années au phare d'Armen. Sur la fantastique histoire de la construction d'Armen, voir Historia, n° 118.